
L’Association des Jeunes Internationalistes publie un article rédigé par Alexandre Thiriet, étudiant du Master en Relations Internationales à l’Université Paris II Panthéon-Assas & Sorbonne Université.
Nous fêterons dans quelques mois un anniversaire: celui du lancement en grandes pompes du célèbre « Airbus des batteries », le 30 janvier 2020, censé assurer l’autonomie de l’Union européenne en matière de fabrication de batteries, nécessaires pour se positionner à terme sur le marché de la voiture électrique. 2 ans plus tard, les premières usines ont ouvert leurs portes depuis avril-mai 2022, et l’Union Européenne se prend à rêver d’une nouvelle success story « européenne », à l’image de ce qu’Airbus avait représenté en son temps (et représente toujours). Cependant, un certain pessimisme règne sur l’avenir de ce programme, et d’aucuns se demandent si le projet tiendra ses promesses1, d’autant plus avec les difficultés économiques actuelles de la zone euro, et de l’UE en général. Déterminer la façon dont il faudrait, ou aurait fallu, mener le projet n’est cependant pas l’objectif prioritaire de cet article, qui se veut tout de même comme une réflexion sur « ce qui a marché », et comment. C’est pourquoi cet article se propose de revenir sur la naissance et l’ascension de ce qui reste aujourd’hui le plus grand succès industriel authentiquement « européen » (bien que ce terme revête plusieurs acceptions sur lesquelles on reviendra) : Airbus.
Le projet qui sera nommé Airbus naît à l’occasion d’une réunion intergouvernementale composée de la France, de l’Allemagne, du Royaume-Uni et des Pays-Bas en juillet 1967. Il s’agit alors de rattraper un retard devenu exponentiel en matière d’aviation civile. Ce sont plus de 80% des parts de marché mondiales qui sont dominées par les constructeurs américains (Lockheed, McDonell Douglas et, bien sûr, Boeing). Au niveau européen, le Concorde n’a pas « décollé » et le secteur semble destiné à l’hégémonie américaine, malgré l’augmentation constante de la demande en la matière depuis une dizaine d’années. La réunion aboutit à l’annonce officielle des gouvernements français, allemand et britannique de leur intention de coopérer avec des industriels européens pour un projet aéronautique commun. Deux ans plus tard, l’annonce officielle est faite lors du salon du Bourget, le 29 mai 1969, sans les Britanniques, qui y reviendront en 1979.
Une seconde dynamique est à mettre en avant pour expliquer la genèse d’Airbus : la réflexion économique et stratégique des acteurs aboutit alors à la conclusion que l’ « avenir est au moyen courrier »2: l’augmentation tendancielle du niveau de vie des Européens de l’Ouest les amène à emprunter beaucoup plus souvent l’avion sur des courtes ou moyennes distances, surtout compte tenu du marché unique. La construction d’un avion gros porteur (200-300 places) moyen courrier (1500-3000 km) est donc une opportunité à saisir dans un contexte d’enrichissement général, tout en répondant à un besoin de mobilité au sein de la Communauté Economique Européenne (CEE). Le croquis étant fait, reste maintenant à en définir les modalités de mise en place, à l’heure où la CEE est loin d’être une institution aussi structurée que peut l’être l’Union actuelle.
Selon la formule de Gérard Vindt3, « Airbus illustre la réussite de l’alliance d’une intervention étatique forte et de la dynamique du secteur privé » : le couplage privé-public donne un premier élément de compréhension de la réussite d’Airbus. L’objectif prioritaire d’Airbus étant de rattraper voire, à terme, dépasser les géants américains, l’investissement en recherche et développement est essentiel afin d’innover. Le principe économique est simple : toute innovation dans un secteur crée un avantage concurrentiel de l’entreprise innovante, qui peut être mis à profit pour faire grandir la firme, et entraîner avec elle d’autres innovations4. Ce couplage public-privé obéit à une logique relativement simple : les Etats financent, les entreprises innovent. Le consortium Airbus est né, et malgré le retrait britannique, les gouvernements français et allemands annoncent le 29 mai 1969, à l’occasion du Salon aéronautique du Bourget, le lancement du programme de construction du 1er Airbus, modèle A300, diligenté donc en grande partie par le proverbial « couple franco-allemand »5.
Il est essentiel de revenir sur les particularités de ce consortium qui ont construit le succès actuel d’Airbus. Revenons tout d’abord sur le mécanisme de financement : Les Etats parties au consortium s’engagent à financer à hauteur importante la recherche et développement des entreprises parties au consortium. Simplement, ces financements se font sous la forme d’ «Investissements de Lancement Remboursables ». Les Etats prêtent, et se remboursent sur les ventes futures, moyennant des objectifs de vente atteints. Ce système a pour avantage de ne pas mettre les entreprises et leur secteur de R&D sous pression d’un résultat immédiat et rentable : c’est la rentabilité long-terme qui est recherchée (à titre d’exemple, la première commande non-européenne est passée par Korean Airlines en 1974 ; et la première commande américaine, symbolique, intervient en 1977 avec la compagnie Eastern Airlines).
Le succès d’Airbus tient également à la répartition des tâches productives entre les entreprises du consortium, selon leurs domaines de spécialité et les avantages comparatifs du pays où elles sont implantées, le tout dans une logique de baisse structurelle des coûts, nécessaire contre la concurrence américaine : le Groupement d’Intérêt Economique (GIE) Airbus Industries, créé par ces entreprises en 1970 répartit les tâches de production de manière rationnelle, entreprises, pour l’immense majorité, européennes. A titre d’exemples, le Britannique Hawker-Siddeley s’occupe des ailes, le Néerlandais Fokker des éléments mobiles de la voilure, la partie arrière du fuselage est prise en charge par l’Allemand Deutsche Airbus et le cockpit est confié au Français Sud-Aviation. En 1971, l’Espagnol Casa rejoint le consortium pour s’occuper de l’empennage horizontal et des portières. A cette liste non exhaustive, nous pouvons y ajouter quelques acteurs non-européens mais marginaux, tels que l’Américain General Electric pour la pièce centrale qu’est le moteur, activité dont la France (avec la SNECMA) et le Royaume-Uni (avec Rolls Royce) sont malgré tout parties prenantes. On voit alors se dessiner une coopération industrielle authentiquement « européenne », bien que la CEE en tant que tel n’y prenne quasiment pas part. Les acteurs privés, bien que financés au début en grande partie par les Etats, en demeurent les acteurs principaux, ce qui tend à se confirmer par la suite.
Les événements ont démontré par la suite le principal avantage concurrentiel d’Airbus vis-à-vis de ses concurrents américains : la capacité d’innovation des entreprises leur permet, dans les années 1980, de s’imposer comme le principal concurrent de Boeing. Cette capacité d’innovation technologique, qui n’est plus à démontrer depuis la construction du Concorde, permet au modèle A320 de rencontrer un succès international à partir de sa mise en circulation, en 1988. Il s’agit alors du premier appareil commercial au monde à disposer de commandes de vol entièrement informatisées. Il faudra attendre 1995 pour que le Boeing 777 atteigne un tel résultat. De même, la méthode de production européenne tend à devenir plus performante avec les progrès réalisés en matière de soudures laser par exemple. De manière générale, le succès d’Airbus doit beaucoup à celui d’un parc industriel et technologique européen qui devient extrêmement performant. Ces premiers succès entérinent définitivement la place d’Airbus comme géant de l’aéronautique civile, aux côtés de Boeing, à partir des années 1980, place que le groupe occupe toujours actuellement alternant entre la première et la seconde place dans le classement des compagnies ayant le plus haut chiffre d’affaires. Il est toutefois intéressant de noter qu’à partir des années 1990, alors que le succès est acquis, la participation des Etats au sein du groupe tend à s’estomper. Ces mêmes Etats sans lesquels l’entrée sur le marché aurait été impossible du fait de coûts de développement bien trop importants6cèdent alors de plus en plus de terrains à de grands groupes industriels, à la tête desquels nous retrouvons le groupe français Lagardère. Le 10 juillet 2000, les principales parties prenantes d’Airbus (Aerospatiale-Matra, Daimler-Chrysler et Aerospace-Casa) fusionnent pour former le premier grand groupe authentiquement « européen » en matière d’aéronautique et d’aérospatiale : European Aeronautic Defense and Space Company, ou plus simplement EADS. La société devient une holding un an plus tard, en 2001 (elle cumule donc des activités industrielles et commerciales), et Airbus en est le fer de lance. Les Etats européens à son origine y sont toujours parties prenantes, mais de manière minoritaire.
Quid alors des institutions communautaires ? Peut-on imaginer un projet vraiment « européen » sans la composante communautaire de la CEE, renforcée par le traité de Maastricht de 1992 ? En réalité, dès l’origine, la participation de la CEE au projet était évoquée, sans pour autant que cela soit suivi d’effets. L’aéronautique et les technologies afférentes étaient, et sont toujours, des technologies bien trop sensibles pour qu’un Etat accepte d’en déférer la souveraineté à la CEE, ou à l’UE actuellement. Intéressante cependant est la dynamique récente au sein de l’Union de vouloir « protéger » Airbus et EADS comme le fleuron industriel d’une Union européenne ayant besoin de « champions ». Sur le plan du financement, la Banque Européenne d’Investissement a notamment consenti depuis 2011 à un financement de plus d’1,6 milliards d’euros consacrés au département R&D. De même, mais dans l’autre sens, EADS a pris part à quelques projets dont on ne saurait douter de l’origine communautaire : citons ainsi le programme Copernicus d’observation de la Terre et le programme Galileo7, véritable GPS européen.
Plus marquant en revanche est le soutien de l’Union au groupe dans sa bataille juridique désormais multi-décennale l’opposant à Boeing au sujet des fameuses « aides européennes » : le soutien des Etats d’Europe occidentale à la structuration d’Airbus est régulièrement mis en cause depuis 30 ans par Boeing, soutenu par le gouvernement américain, qui y voit une forme de concurrence déloyale contraire aux règles du GATT puis de l’OMC. C’est à partir de 1992/1993 que l’Union prend réellement parti pour Airbus face à l’OMC, et en fait le principal défenseur. Cette position demeure celle de la Commission d’aujourd’hui, la Commissaire européenne au commerce Cecilia Malmström déclarant officiellement le 14 octobre 2019 que « L’Union Européenne se battra jusqu’au bout » pour éviter les sanctions douanières américaines qui pèsent sur l’avenir d’Airbus. Les récentes négociations de janvier 2021 entre Ursula von Der Leyen et Joe Biden au sujet de la suppression de ces barrières douanières, au moins pour un temps, confirment une fois de plus qu’Airbus, bien plus qu’un succès industriel véritablement « européen », est devenu l’image de marque d’une Europe se voulant capable d’être néo-mercantiliste et capable d’innover, donc de peser sur les relations économiques mondiales.
Mais il ne faut pas oublier qu’Airbus a bénéficié en son temps de circonstances et d’un climat extrêmement favorables au développement d’un tel succès industriel, sans l’apport original de la CEE, ce qui rend d’office difficile l’inspiration à tirer du succès d’Airbus pour les projets futurs de l’UE. Pour autant, nombreux sont les économistes et les penseurs de l’Europe politique à voir dans l’histoire d’Airbus le secret d’un avenir radieux pour l’Union, pourvu qu’elle ne se déchire pas autour de la question ukrainienne. Après tout, la CECA n’était qu’un projet industriel sectoriel à l’origine…
1 Sur l’échec de l’ « Airbus des batteries », se référer à l’article suivant : « L’ « Airbus des batteries » est déjà mort-né », Transitions et Energies, le 1er juillet 2021, L’«Airbus des batteries» est déjà mort né – Transitions & Energies (transitionsenergies.com)
2 « La naissance d’Airbus : les « Ailes de l’Europe » », GASTON-BRETON Tristan, Les Echos, 17 juillet 2012 3 « Airbus : une success-story européenne », dans Alternatives Economiques, 1er juin 2005
4 On se réfèrera à sa Théorie de l’Evolution Economique, écrit en 1911 pour la 1ère édition
5 https://revues.univ-tlse2.fr/pum/nacelles/index.php?id=1486
6 Voir à ce sujet l’analyse économique des économistes Richard Baldwin et Paul Krugman de 1987, citée par Laurent Warlouzet, Europe contre Europe, entre liberté, solidarité et puissance, CNRS éditions, Paris, 2022, p.207-211
7 https://www.airbus.com/en/products-services/space/navigation/galileo
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