
L’Association des Jeunes Internationalistes publie un article rédigé par Louis Campagnie, ancien étudiant du Master en Relations Internationales à l’Université Paris II Panthéon-Assas & Sorbonne Université.
La Base industrielle et technologique de défense (BITD) française est, avant toute chose, une affaire de souveraineté. Elle est le reflet des prétentions françaises depuis des décennies, celles de l’autosuffisance militaire et de l’indépendance stratégique. En somme, sa survie dépend en grande partie du rôle qu’a jouée la France dans le concert des nations. Cette BITD, selon Paul Dunne, est l’ensemble des entreprises qui permettent aux armées de conduire leurs opérations, ce qui comprend à la fois les firmes de l’armement (production des systèmes d’armes et équipements létaux), mais aussi celles qui fournissent l’ensemble des biens (nourritures, carburants, etc.) nécessaires au fonctionnement des armées.[1] La dépendance mutuelle de l’État (pour ses besoins de défense) et de ces entreprises (pour leur financement) font de la BITD un enjeu de souveraineté.
Ces entreprises évoluent au sein d’un marché de l’armement consistant en une partie d’échec hautement compétitive qui se joue à l’échelle mondiale. Dans ce contexte de concurrence, la France a eu et a encore un rôle à jouer. Entre 2016 et 2020, elle était la troisième exportatrice d’armes au monde, derrière les Etats-Unis et la Russie mais devant la Chine et l’Allemagne[2]. Dans le classement des 100 plus importantes entreprises de l’armement en 2020, la France dispose de 8 entreprises : Airbus (11ème), Thalès (14ème), Safran (25ème), MBDA (30ème), Naval Group (31ème), Dassault aviation (32ème), CEA (48ème), Nexter (83eme)[3]. Sur le plan de l’économie nationale, la BITD française compte, au sens large, près de 4 000 entreprises et 200 000 emplois répartis sur l’ensemble du territoire. Le marché reste néanmoins largement dominé par les Etats-Unis qui comptent pour 37% des exportations et six des dix plus grandes entreprises du secteur. Par ailleurs, tout comme pour le reste de l’économie mondiale, de nombreux pays émergents commencent à développer des capacités industrielles de plus en plus importantes (Corée du Sud, Turquie etc.), ce qui rend la partie toujours plus compétitive. La BITD française représente donc une part cruciale de l’industrie française et ce constat entraîne avec lui une importance plus générale dans l’économie nationale. Ici se pose donc la question de l’européanisation des projets d’armement, de ses avantages et de ses inconvénients.
En 2019 fut publiée l’instruction ministérielle sur les opérations d’armement (IMOA). Celle-ci définit le déroulement des opérations d’armement. Trois possibilités sont listées pour développer les armements qui seront inclus dans les armées du pays :
-un développement strictement national sans coopération
-une coopération européenne
-un achat « sur étagère », en général aux américains.
Parmi ces trois options, une disposition particulière de l’instruction établit une préférence européenne : « les coopérations, en particulier européennes, sont privilégiées, en cohérence avec les exigences de la politique de souveraineté »[4]. Mais d’aucuns pointeront une contradiction. Comme le souligne Samuel B.H. Faure, c’est le dilemme de la politique d’armement française : européaniser ses projets d’armement ou rester sur un modèle purement national dans une optique de souveraineté. Ce dilemme a produit une alternance historique entre ces deux approches. D’un côté, parmi ceux développés en coopération avec des partenaires européens avec plusieurs projets majeurs : le missile air-air METEOR, l’hélicoptère de combat TIGRE, la frégate multi-mission franco-italienne FREMM, l’avion de transport A400M, et les futurs SCAF (Système de combat aérien du futur) et MGCS (Main ground combat system). De l’autre côté, pour l’approche nationale, l’avion de chasse RAFALE et le char LECLERC sont la référence. La politique française est donc variable dans ce domaine. Mais ce travail ne constitue pas une analyse des variations décisionnelles françaises, qui dépendent d’une conjonction complexe de différents facteurs (relations État-industries, conjonctures politiques nationale et internationale, relations interpersonnelles etc.)[5]. Il s’agit ici de procéder à une analyse des enjeux économiques des coopérations industrielles européennes en matière d’armement.
Il s’agira d’abord d’analyser les avantages recherchés (I) et les inconvénients (II) par de telles coopérations. Par la suite, et c’est ici que le sujet devient bien plus complexe, il faudra essayer de distinguer ce qui relève des difficultés économiques et ce qui tient des obstacles politiques (III).
I) Avantages économiques des coopérations industrielles européennes de défense
1) Une coopération vue comme une nécessité face aux capacités économiques du pays
La première idée qui soutient les projets de coopérations industrielles européennes est celle du financement et de la baisse des coûts qu’ils impliqueraient pour les États. Ils permettraient le partage des financements entre chaque État, un soutien financier de l’Europe et des économies d’échelle induites par un supposé « effet volume ».
Un financement partagé
Le plus évident des avantages est le partage du financement des projets industriels entre les États faisant parties de la coopération. Ce partage est d’autant plus pertinent que les coûts des grands programmes de haute technologie sont bien plus importants qu’auparavant. En parallèle, le budget de la défense est resté relativement constant depuis les années 2000, avec néanmoins une augmentation significative (bien qu’insuffisante pour les militaires) prévue par la loi de programmation militaire 2019-2025.
Mais le coût des équipements militaires augmentant, le volume des commandes a été drastiquement réduit. Cela a amené certains analystes à parler de « désarmement structurel » : pour un même montant de crédits, le volume des unités fabriquées tend à se réduire.[6] L’inflation militaire a été théorisée par de nombreux analystes, le plus célèbre étant Norman R. Augustine, ancien sous-secrétaire d’État pour l’US Army au Pentagone de 1975 à 1977 et président de Lockheed Martin à la fin des années 1990. En 1982, il écrivait déjà : « « Si les méthodes du Pentagone et l’évolution des coûts ne changent pas, le budget du Pentagone autour de 2050 servira à acheter un seul avion tactique. Celui-ci sera confié trois jours par semaine à l’US Air Force, trois jours à la Navy et le septième au Marine Corps »[7]. Cette baisse des commandes a d’ailleurs elle-même participé à augmenter le coût unitaire des équipements. Toujours est-il que le besoin de partage des financements se fait de plus en plus sentir dans les capitales européennes devant l’immense complexité et le coût exorbitant des matériels de demain. Durant une audition au Sénat, Éric Trappier, Président-Général de Dassault Aviation, évoque un coût total de 50 à 80 milliards d’euros pour le programme SCAF.[8] Au total, le programme RAFALE, pour une cible de 286 appareils (revue à la baisse depuis), représente entre 46 et 47 milliards d’euros. Il est donc peu probable que la France, dont les finances publiques sont déjà affectées par la relance post-Covid puisse financer seule un tel programme.
Le soutien de l’Europe
Les coopérations industrielles peuvent aujourd’hui être soutenues par l’Union européenne grâce au Fonds européen de défense (FED). Celui-ci est un programme destiné à financer la recherche et le développement de programmes industriels à l’échelle européenne. Ce fonds, adopté en avril 2019, sera doté de 7 milliards d’euros pour la période 2021-2027 et représentera une première pour l’Union européenne. Comme le décrit un rapport du Sénat français du 3 juillet 2019, c’est « la première fois dans l’histoire de la construction européenne que des crédits communautaires viendront financer directement une politique de défense »[9]. Le FED vient surtout donner des moyens de financement européens à la Coopération structurée permanente (CSP). Celle-ci est issue d’une disposition prévue depuis 2007 dans le Traité de Lisbonne[10], mais qui n’avait été que peu exploitée jusque-là. Elle fut réellement actée en 2017 avec l’engagement de 25 États membres et vise à renforcer la coopération en matière de défense entre les États européens volontaires. 47 projets d’armement ou de recherche sont aujourd’hui lancés. La France en coordonne 10, est participante à 21 autres et observatrice de 7. A la fin de l’année 2021, 14 nouveaux projets se sont ajoutés à cette liste, dont 4 français.[11] Le soutien de ce fonds communautaire peut permettre d’alléger les investissements nationaux. S’il faut souligner qu’il représente une importante étape dans la construction d’une Europe de la défense, la maigreur relative de son budget le rend secondaire dans la décision de choisir si un grand projet industriel doit être européen ou national.
Les économies d’échelle
La coopération européenne induit que le même matériel financé conjointement va venir équiper les armées de plusieurs pays. Le nombre d’appareils commandés va nécessairement être supérieur à celui d’un projet purement national car les besoins des différents pays s’additionnent. C’est un problème que les Etats-Unis, par exemple, ne connaissent pas, le marché domestique suffisant à la diminution des coûts marginaux[12]. Une augmentation de la production, en économie, conduit bien souvent à la diminution du coût marginal, c’est-à-dire le coût de production d’une unité supplémentaire. Les économies d’échelle apparaissent dès lors que le coût marginal est inférieur au coût moyen. A cela peut s’ajouter les économies permises par une forte productivité lorsque les commandes sont nombreuses par la standardisation accrue des techniques de production.
Il existe un cas concret particulièrement frappant dans l’histoire récente de l’industrie navale française : le programme franco-italien de Frégate multi-mission (FREMM). Lancé en 2005, il prévoyait la construction de 17 bâtiments destinés à la Marine nationale et 10 pour la Marina militare. Mais les renoncements successifs au fil des lois de programmation militaire font passer le nombre d’unités de 17 à seulement 8 et établissent un étalement plus important des livraisons (rendant caduque la logique industrielle fondée sur une forte productivité). Les coûts unitaires ont explosé et le coût total du programme, pour deux fois moins de vaisseaux, est resté sensiblement le même que prévu originellement à 8 milliards d’euros. Finalement, le résultat obtenu est une flotte réduite, insuffisante mais plus chère.
Le désastre du programme FREMM tend donc à souligner l’importance des économies d’échelle dans les programmes d’armement. Ce n’est d’ailleurs pas un cas isolé. Le devis d’ensemble du programme d’hélicoptères Tigre a baissé d’environ 3 milliards parce que le nombre d’appareils prévus est passé de 215 à 80, mais le coût unitaire a progressé de 78%.[13] Si coopération européenne il y a, même une réduction des commandes françaises pourrait être compensée par la demande provenant des autres États parties européens.
B) Une diminution de la concurrence à l’export
En 2018, 178 systèmes d’armes majeurs différents étaient utilisés en Europe, contre 30 aux États-Unis[14]. Au-delà des désavantages opérationnels évidents dûs à la difficile interopérabilité de ces différents systèmes, cette trop grande variété implique des obstacles aux exportations françaises. Prenons l’exemple des avions de combat. Dans ce domaine, un pays européen dispose au maximum de trois possibilités : développer et produire ses propres avions pour les pays qui en ont les capacités seuls (France et, dans une moindre mesure, la Suède) ou en coopération (Italie, Allemagne, Espagne, Royaume-Uni), acheter un avion européen à ces derniers (Autriche, Grèce, Croatie, Hongrie, République Tchèque) ou bien acheter un avion non-européen, en général américain. Alors même qu’ils sont membres de l’Union européenne, la France et l’Allemagne sont concurrents sur ce marché et l’un a damé le pion à l’autre à de nombreuses reprises : le Rafale remporta la partie en Inde, l’Eurofighter en Arabie Saoudite. Et ce problème se pose sans même compter les matériels américains qui ont été choisis par 70% des pays européens. Une diminution de la concurrence à l’exportation permettrait probablement un nombre plus important de contrat remporté pour un unique matériel, ceci venant avec tous les bénéfices propres à l’exportation : marges dégagées investies en Recherche et développement (R&D), valorisation de la chaîne de production, emplois créés, économies d’échelle… Plus globalement, les coopérations européennes pourraient aboutir à terme à une restructuration de l’industrie de la défense européenne comme cela a pu se produire aux Etats-Unis dans les années 1990. C’est-à-dire que la culture commune développée entre les entreprises favoriserait les fusions-acquisitions (et bien souvent privatisation) qui produiraient un effet de concentration du secteur. Les États laisseraient les firmes gérer davantage les processus d’innovation mais resteraient tout de même le principal organisateur en suivant une logique coopétitive, mêlant coopération et compétition pour produire le meilleur résultat.
II) Inconvénients des coopérations industrielles européenne de défense
A) Une mise en danger de l’industrie française qui nuit à l’économie nationale
Comme dit précédemment, le gouvernement français affiche ouvertement l’idée d’une préférence européenne en matière de coopération industrielle d’armement. Cependant, si la France affirme avoir besoin des financements étrangers issus de ces coopérations, ce serait jouer un jeu dangereux de le faire au prix de la compétitivité de ses champions nationaux, de leurs compétences uniques et d’un cahier des charges inadapté aux besoins des armées françaises.
De plus, cela pourrait engendrer des conséquences négatives pour l’économie du pays.
Une mise à l’écart des entreprises nationales
Le risque des coopérations est d’instaurer un rapport donnant-perdant entre la France et ses partenaires. Ici se pose la question du partage industriel, source de tensions et de débats pour chaque projet. Récemment, ce sont les projets SCAF et MGCS qui ont été au centre de l’actualité et qui ont montré toutes les difficultés qu’impliquent la coopération industrielle entre différents pays. En effet, chaque pays cherche à tout prix à favoriser ses propres entreprises, au risque de geler parfois les négociations si un équilibre suffisamment en sa faveur n’est pas atteint.
Pour le SCAF, porté par la France, l’Allemagne, l’Espagne et leurs entreprises respectives (Dassault, Airbus, Indra mais aussi Safran, Thalès et MTU), Jean-Pierre Maulny, géopolitologue et responsable à l’IRIS, spécialiste des questions liées à l’industrie d’armement, résume bien le problème : « Dassault considère que le background qu’il détient et qui servira à développer le futur SCAF constitue la richesse technologique de l’entreprise. (…) L’État allemand considère qu’il va payer pour financer une capacité militaire, mais que s’il n’a pas accès à ce background, il ne pourra pas re-développer ce matériel. Il aura acquis un objet, mais il n’en aura pas la maîtrise. »[15]. Ces conflits d’intérêts qui portent sur les droits de propriété intellectuelle et le partage des tâches est susceptible de contraindre les entreprises françaises à partager des savoir-faire exclusifs. Elle peut aussi réduire leur implication dans certaines tâches qui leur auraient fait acquérir de nouveaux ??. C’est pour cette raison que certains médias ont pu aller jusqu’à parler de « hold-up du siècle » côté allemand[16]. Au-delà du tournant caricatural qu’ont pris les débats des deux côtés du Rhin (ce qui ne peut que nuire au projet), il est difficile de nier que le partage industriel est une étape particulièrement difficile de ce type de coopération et que ses enjeux économiques sont particulièrement sensibles. Même si l’on prend l’exemple d’une coopération réussie telle que celle de MBDA dans le domaine des missiles entre la France et le Royaume-Uni, le partage industriel et la question des droits de propriété intellectuelle a pu poser des difficultés. Dans le cadre de l’accord sur le MCM ITP missiles (Materials and Components Missiles, Innovation and Technology Partnership), il aura fallu plus de six mois pour parvenir à un compromis.
Mais au-delà d’un partage industriel potentiellement en défaveur de certains acteurs nationaux, certains parmi ces derniers pourraient se voir complètement exclus des marchés. Certains choix semblent pour le moins dangereux pour la BITD nationale. Par exemple, alors même que la France dispose déjà d’entreprises (Arquus avec son Scarabee[17], Thales avec son Hawkeye[18]) ayant développé des modèles pour le successeur du Véhicule blindé léger (VBL), elle semble prendre la voie d’une coopération européenne dans ce domaine dont les résultats ne verront le jour, au minimum, qu’en 2024-2025[19]. Les entreprises en question pourraient alors être fortement pénalisées, notamment si elles n’arrivent pas à exporter ces matériels pour rentabiliser leur investissement. A long terme, ce sont certains pans entiers du spectre des capacités militaires modernes qui pourraient échapper aux entreprises françaises, et les marchés et les compétences qui vont avec.
Des conséquences importantes pour l’économie nationale
Plus encore, la plupart des entreprises de défense sont plus ou moins directement liées à l’État qui détient une part plus ou moins importante mais systématique de leur capital. Ce graphique de la Cour des comptes montre combien, en haut d’un réseau d’entreprises particulièrement imbriqué, l’État est directement ou indirectement connecté à ces dernières.
Il faut donc mettre en avant les liens qu’entretiennent la BITD française et les finances publiques. Financées en grande partie par l’État, la mise au ban de certaines de ces entreprises réduirait les investissements de l’État dans le domaine et donc les potentielles recettes et les économies budgétaires du fait de ces investissements. Sachant que l’industrie de défense est perçue comme étant particulièrement forte en termes de retour sur investissement, il y aurait là des opportunités manquées. Plus largement, ce sont aussi les emplois créés sur le territoire national qui seraient mis de côté, ces entreprises employant en grande majorité des salariés de nationalité française. De telles créations d’emploi permettraient une réduction du chômage et donc un assainissement conséquent des finances publiques. D’aucuns pointent même qu’une augmentation de 24 milliards d’euros du budget des armées – la moitié revenant aux dépenses d’équipement et donc aux entreprises françaises – coûteraient moins de 3 milliards, avec une création de centaines de milliers d’emplois[20]. Cela représenterait une politique d’investissement public parmi les plus efficaces depuis des décennies. Cela ne sera pas – ou pas autant – le cas si ces investissements ne sont pas réalisés dans une optique strictement nationale. En conclusion « on devine combien l’Armée est liée au tissu social et économique du pays, pas seulement à travers sa présence “physique” diversement distribuée sur le territoire, mais aussi à travers ses propres programmes de modernisation qui alimentent des clusters industriels et des centres d’excellence universitaires dispersés dans tout le pays. »[21]
B) Des obstacles à la coopération qui entraînent surcoûts, lenteur et pertes de marchés
Une difficile coopération qui entraîne des coûts supplémentaires
La coopération entre les différents pays, par la simple multiplication des acteurs et ce qu’elle implique naturellement (prise de décision difficile, distance géographique, multiplication des fournisseurs etc.…), peut entraîner des surcoûts. L’exemple du programme Eurofighter, coopération européenne entre le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne pour le développement d’un avion de chasse commun, est parlant. Un rapport du National Audit Office (la Cour des comptes britannique) rappellerait que « l’objectif principal de la collaboration était de réduire les coûts pour chaque pays partenaire dans la conception, la production et le soutien d’un nouvel aéronef hautement complexe et technologiquement avancé ». Cependant, il pointe une hausse des coûts unitaires de 75% et du coût de maintien de 30% due à plusieurs facteurs. L’un de ces facteurs, justement, tiendrait des difficultés de décision et de coopération entre les pays partenaires. Il établit ainsi que « la diversité de la conception, de la fabrication et de l’expertise de soutien a fait augmenter les coûts de l’aéronef dans son ensemble et présente des risques pour la rapidité et l’abordabilité des activités de soutien et de mise à niveau. » En somme, la prise de décision en collaboration serait inefficace, lente et provoquerait des surcoûts.[22] Un compte-rendu de la Commission de la Défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale en 2004 posait les choses ainsi : « une comparaison peut aussi être faite avec l’Eurofighter. Dans sa version multirôles, le coût de développement de l’Eurofighter est de 21,6 milliards d’euros, trois fois celui du Rafale. Le coût budgétaire pour l’Allemagne est de 26,2 milliards d’euros pour 180 appareils, soit 146 millions d’euros par appareil ; pour le Royaume-Uni, il est de 33,6 milliards d’euros pour 232 appareils, soit 145 millions d’euros par appareil. Contrairement aux prévisions initiales, le programme Rafale revient ainsi moins cher au budget de la France que ne lui aurait coûté une participation à l’Eurofighter. »
Un autre exemple est celui de l’A400M, projet d’avion de transport européen. Ce dernier a connu surcoûts et retards pour diverses raisons qui tiennent surtout du domaine technique. En effet, les normes de sécurité n’étaient pas harmonisées au niveau européen, faute de véritable marché européen dans ce domaine. Les accidents tels celui de Séville en 2015 ont causé des retards et, par extension, des surcoûts. Même chose pour le programme Eurodrone, porté par la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, qui est paralysé par cette dernière faute de trouver les financements.
Des pertes de marché dues à la lenteur des projets
Tout aussi importante, au-delà des surcoûts produits par les retards, est la perte de marché qu’ils induisent. En effet, la volatilité et l’imprévisibilité des partenaires, en abandonnant par exemple un projet en plein vol (le programme d’avion de patrouille maritime MAWS est au point mort ; l’Allemagne pourrait abonner le standard MK3 de l’hélicoptère Tigre), fragilisent l’industrie française. Ces déconvenues font perdre du temps à la France qui arrive sur certains marchés en retard alors même que la montée des tensions internationales oblige les États à accélérer leurs opérations d’acquisition d’armement. Les dates annoncées pour les grands programmes européens (SCAF en 2030, MGCS en 2035, etc.) semblent d’ailleurs complètement détachées à la fois des réalités opérationnelles et du tempo du marché imposé par la Russie, la Chine, la Turquie et les Etats-Unis. Le cas le plus parlant est celui de l’Eurodrone. Accumulant les retards, celui-ci est supposé entrer en service en 2028, alors même que les drones turques, américains, israéliens, chinois et russes inondent les marchés. Le résultat est que la France, l’Espagne, l’Italie, les Pays-Bas et la Belgique se sont d’ores-et-déjà procuré des drones MQ-9 Reaper de Genreal Atomics aux Etats-Unis…
C) Des exportations contraintes par la dépendance aux partenaires
Les processus de contrôle des exportations tendent à différer entre les différents pays. L’Union européenne a tout de même adopté une position commune quant aux exportations d’armement par ses pays membres. Cette concertation repose sur la décision (PESC) 2019/1560 du Conseil du 16 septembre 2019 modifiant la position commune 2008/944/PESC définissant des règles communes régissant le contrôle des exportations de technologie et d’équipements militaires. On y trouve d’importantes limitations, notamment sur la nécessité pour le pays-tiers de respecter les droits de l’Homme. Cependant, l’interprétation relativement extensive et le respect relatif de cette décision laisse, toute proportion gardée, libre-court aux États d’évaluer eux-mêmes si leurs exportations la respectent. Il n’existe pas de réelle mise en application forcée à l’échelle européenne qui puisse contraindre un État à ne pas exporter ses armes vers un pays qui ne respecterait pas les critères énoncés. La France, notamment, a été particulièrement critiquée pour avoir vendu du matériel militaire à des pays dont le respect des droits de l’Homme est douteux : Égypte, Arabie Saoudite, Émirats Arabes Unis… Le récent contrat de vente de 80 avions Rafale et hélicoptères Caracal aux Émirats Arabes Unis a d’ailleurs été vivement critiqué par une partie de la scène politique française et au sein de la population. Il représente pourtant un enjeu majeur pour le maintien à niveau de la BITD française, ses emplois et ses compétences.
Or, l’exportation de matériels produits conjointement nécessite l’aval préalable de toutes les partis. Un exemple en particulier a pu montrer les conséquences que peut avoir un partage avec le blocage à l’export allemand de nombreux matériels militaires vers plusieurs pays et plus particulièrement l’Arabie Saoudite suite à l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi à Istanbul et à ses exactions au Yémen (mais aussi vers l’Égypte, l’Indonésie, les Émirats ArabesUnis et même l’Inde). Airbus, qui fabrique en grande partie (parfois à travers d’autres entreprises qu’elle détient partiellement comme MBDA) du matériel comme l’Eurofighter Typhoon, le missile air-air METEOR, le Tornado ou bien l’A330 MRTT, a vu ses possibilités d’exports diminuer drastiquement, ce qui indisposa fortement ses dirigeants[23]. Les pays en question représentant une part gigantesque dans les exportations françaises depuis des décennies, un tel blocage représente un enjeu économique majeur, la rentabilité économique de certains grands programmes, SCAF et MGCS en tête, serait fortement affectée. Jeremy Hunt, secrétaire d’État britannique des Affaires étrangères et du Commonwealth de 2018 à 2019, dans une lettre adressée à son homologue allemand Heiko Maas, allait jusqu’à remettre en cause la fiabilité du partenaire allemand : « Si l’Allemagne cherche à l’avenir à développer des capacités de défense futures avec des partenaires européens, le gel des exportations vers l’Arabie Saoudite va créer un manque de confiance dans la fiabilité de l’Allemagne en tant que partenaire. » Les exportations des futurs armements développés à la fois par l’Allemagne et la France seraient donc dépendantes de la volatilité politique d’un autre pays et notamment de son très puissant parlement. Compte tenu de la dimension hautement politique de ces exportations et de leur relation avec la souveraineté du pays, c’est la politique étrangère de la France, impliquant des enjeux économiques qui dépassent le cadre de la défense (la France aurait-elle une relation économique si importante avec l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis ou le Qatar si elle ne disposait pas de liens militaires si puissants avec ces pays ?), qui s’en verrait pénalisé. Il faut également rappeler que la France exporte aujourd’hui un peu plus de 30% de sa production totale d’équipements de défense (contre 8 % dans les années 1960 et 15 % dans les années 1970). Le modèle réduit de ses armées est insuffisant pour soutenir à lui seul l’industrie nationale. Les exportations sont donc ici cruciales à la soutenabilité de sa BITD.
Conclusion : Des projets destinés à l’échec ?
Pour conclure, les coopérations européennes en matière d’armement n’ont pas fait aujourd’hui leurs preuves. Le bilan est parfois bon (MBDA), souvent mitigé (Tigre, A400M etc.), tantôt catastrophique (le projet d’un porte-avion franco-britannique, une simple perte d’argent). Malgré ce bilan, il ne faut pas essentialiser les coopérations européennes qui ne sauraient être perçues seulement comme des échecs systématiques. En réalité, ces revers peuvent parfois être expliqués principalement par des divergences de vision politico-économique entre les pays partenaires qui destinent le projet à d’énormes difficultés avant même les planches à dessin. Le cas du projet de système aérien de combat du futur (SCAF) est pour le moins symptomatique de la logique actuelle des coopérations européennes portées par la France. Après avoir incité l’Espagne à rejoindre le projet, l’Allemagne invite également l’italien Leonardo. A chaque nouvel entrant, la position de Dassault Aviation et donc de la France en tant que leader du projet se réduit. En réalité, celle-ci perçoit le projet comme un outil politique pour faire avancer l’Europe de la défense. Les entreprises françaises disposent déjà des compétences techniques pour développer un tel avion sur le plan national. Mais pour les autres acteurs, ce projet est avant tout une occasion de progresser dans la chaîne de valeur en obtenant des compétences et une expertise qu’ils ne possédaient pas jusque-là. Les demandes actuelles de l’Allemagne sur ce projet paraissent totalement détachées de la réalité des compétences de ses entreprises si on les compare à leurs homologues français. Il est aisément possible de se demander si l’attachement français pour le projet d’une Europe de la défense ne devient pas une source de chantage de la part de ses partenaires. En fait, on s’aperçoit que, plus encore qu’économiques, les coopérations européennes sont le lieu d’expression de querelles avant tout politiques. Cette analyse peut également s’appliquer au projet Eurodrone. La France, par l’intermédiaire de Dassault (qui a développé le démonstrateur Neuron il y a déjà bien longtemps) qui dispose déjà d’une grande expertise dans le domaine, s’est vu dépossédée du domaine des UAV (Unmanned Aerial Vehicle) sur l’autel de la coopération européenne.
Les échecs s’expliquent aussi par une mauvaise appréciation de la convergence des besoins opérationnels.En effet, comme pour le partage des tâches, la multiplication des États parties à ces coopérations rend plus difficile encore la convergence des besoins opérationnels. Pour ses avions de combat, la France souhaite un aéronef capable d’apporter sur un porte-avions et de délivrer une charge nucléaire. Ces deux caractéristiques n’intéressent ni les Allemands, ni les Espagnols, ces derniers ne disposant pas de porte-aéronefs destinés à faire décoller des avions autrement que par décollage vertical (pour l’Espagne). Cette divergence de point de vue était déjà la raison de la mise à l’écart par la France du programme Eurofighter. Comment alors surpasser ce défi dans le cadre du programme SCAF ? Le programme MGCS subit, dans une moindre mesure, les mêmes problèmes. D’un côté, l’Allemagne est attachée à la possession d’un char particulièrement lourd de 50-60 tonnes. De l’autre côté, la France souhaiterait poursuivre sa tradition historique de chars sensiblement plus légers qui fondent leur doctrine de combat sur la mobilité.
En somme, il existe des facteurs à l’origine même de certains projets qui les destinent à travers monts et marées avant de parvenir à un résultat satisfaisant. Peut-être l’Élysée, à l’instar des coopérations franco-britanniques en matière de missiles, devrait-il revoir ses ambitions européennes à la baisse en se focalisant sur des projets d’importance moindre et plus ciblés qui pourraient ensuite être adaptés aux besoins strictement nationaux. Un équilibre politico-économique pragmatique doit donc être trouvé, sans tomber néanmoins naïvement dans l’attrait pas toujours partagé d’un ambitieux projet européen parfois fructueux, parfois contre-productif.
[1] Dunne JP., « The Defense Industrial Base », Hand- book of Defense Economics, vol. 1, Elsevier, 1995, p. 399-430.
[2] CHENEL THOMAS, « Les 10 pays plus gros exportateurs d’armes dans le monde », Business Insider, 15 mars 2021 (https://www.businessinsider.fr/les-10-pays-plus-gros-exportateurs-darmes-dans-le-monde-186899#3-france-8-2)
[3] SIPRI Arms Industry Database, 2020
[4] MINISTÈRE DES ARMÉES, Instruction N°1618/ARM/CAB sur le déroulement des opérations d’armement, 2019
[5] FAURE B. H. SAMUEL, Avec ou sans l’Europe : Le dilemme de la politique française d’armement, Université de Bruxelles Eds, 18 juin 2020
[6] Cité par Martine Lignères-Cassou, ASSEMBLÉE NATIONALE, Rapport d’information sur la diversification des industries de défense, 22 mai 1998, p. 14
[7] Norman R. AUGUSTINE, Augustine’s Laws, American Institute of Aeronautics, Inc, New York, 1982.
[8] COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, DE LA DÉFENSE ET DES FORCES ARMÉES, Audition de M. Éric Trappier, Président-Directeur général de Dassault Aviation, 10 mars 2021.
[9] Rapport d’information n° 626 (2018-2019) de M. Ronan Le Gleut et Mme Hélène Conway-Mouret, fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, déposé le 3 juillet 2019
[10] Traité sur l’Union Européenne, Article 42 § 6 et 46
[11] AGENCE EUROPÉENNE DE DÉFENSE, « 14 New PESCO Projects Launched in Boost for European Defence Cooperation », 16 novembre 2021 (https://eda.europa.eu/news-and-events/news/2021/11/16/14-new-pesco-projects-launched-in-boost-for-european-defence-cooperation)
[12] Cela n’empêche pas, évidemment, certains matériels américains d’être parfois plus coûteux que les français. Mais cela a lieu pour différentes raisons.
[13] COUR DES COMPTES, Conduite des programmes d’armement (extrait du rapport annuel d’activité), 2010, p. 50
[14] COMMISSION EUROPÉENNE, “Defending Europe: The Case for Greater EU Cooperation on Security and Defense,” Factsheet, 2017
[15] « Défense : comprendre les enjeux autour du SCAF », Air et Cosmos, 8 décembre 2021(https://www.air-cosmos.com/article/dfense-comprendre-les-enjeux-autour-du-scaf-24235)
[16] CABIROL MICHEL, « Allemagne, la tentation du hold-up du siècle sur le SCAF », La Tribune, 6 février 2021 (https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/allemagne-la-tentation-du-hold-up-du-siecle-sur-le-scaf-877058.html)
[17] LAGNEAU LAURENT, « ARQUUS dévoile le Scarabee, possible successeur du Véhicule blindé léger », Zone Militaire, 12 juin 2018 (http://www.opex360.com/2018/06/12/arquus-devoile-scarabee-possible-successeur-vehicule- blinde-leger/)
[18] GAIN NATHAN, « Le Hawkei de Thales, futur VBAE de l’Armée de Terre française ? », Forces Opérations, 11 juin 2018 (https://www.forcesoperations.com/le-hawkei-de-thales-futur-vbae-de-larmee-de-terre-francaise/)
[19] PUOLUSTUSMINISTERIÖ FÖRSVARSMINISTERIET, « Nine EU Countries Start Future Highly Mobile Armoured Systems Project », 1 juillet 2021 (https://www.defmin.fi/en/topical/press_releases_and_news/ nine_eu_countries_start_future_highly_mobile_armoured_systems_project.12073.news#612b7ddf)
[20] “Pourquoi augmenter le budget des Armées de 24 Md€ couterait moins de 3 Md€ aux finances publiques ? », Meta Défense, 21 décembre 2020 (https://www.meta-defense.fr/2020/12/21/pourquoi-augmenter-le-budget-des-armees-de-24-mde-couterait-moins-de-3-mde-aux-finances-publiques/)
[21] Traduit de l’italien. TOSATO FRANCESCO, TAUFER MICHELE, Il futuro del esercito italiano, Centro studi internazionali, pp. 38
[22] Traduit de l’anglais, MINISTRY OF DEFENCE, Management of the Typhoon Project, National Audit Office, 2 mars 2011, pp. 28-29
[23] Tom Enders, président exécutif d’Airbus, 16 février 2019 : « Cela nous rend fous, depuis des années à Airbus, que la partie allemande se donne le droit de bloquer la vente, disons, d’un hélicoptère français alors que seule une pièce allemande minuscule est entrée dans sa fabrication ».
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