Nomadisme Les peuples autochtones dans les régions de l’Arctique à l’épreuve de l’État


L’Association des Jeunes Internationalistes publie un article rédigé par Erin Ansquer Bennett, étudiante du Master en Relations Internationales à l’Université Paris II Panthéon-Assas & Sorbonne Université.

Le nomadisme est une donnée essentielle pour appréhender la culture des peuples autochtones dans les régions de l’Arctique. Il n’est pas qu’affaire de mobilité, il engage bien au-delà de celle-ci un être au monde hérité d’un passé ancestral. Le nomadisme a donc trait à l’identité. Le patrimoine des nomades est essentiellement immatériel, à la différence de la culture occidentale, fondée sur la notion de propriété et l’avoir, qui trouve sa forme d’expression privilégiée à travers l’État.

Ces différences essentielles qui opposent culture occidentale et nomadisme rendent leur coexistence impossible. Aussi Deleuze et Guattari, dans Mille Plateaux (1980) parlent-ils du nomadisme comme d’une « machine de guerre » lancée à l’assaut contre l’État, Retaillé ajoutant dans L’espace nomade (1998) que la survie de l’un ne peut se faire que par la mort de l’autre. Si le nomadisme a su mettre en difficulté les États au cours de leur histoire, on assiste depuis les débuts de la colonisation jusqu’à aujourd’hui à un recul de celui-ci dans les régions de l’Arctique où les populations sont désormais, pour la plupart, sédentaires.

Pour autant, la guerre n’est pas finie, voire, elle prend un nouveau tournant décisif avec la volonté de plus en plus affirmée d’une partie des peuples nomades de prendre leur revanche sur le colonialisme, ses dérives et sa violence.

Mais cette ambition n’est pas sans soulever un certain nombre de paradoxes qui tiennent à la solution envisagée par ces peuples qui se tournent vers l’Etat. Nous nous proposons d’explorer ces solutions paradoxales afin d’élucider le risque d’un double échec : celui du nomadisme et de la culture arctique qui, au nom de sa reconnaissance, se sacrifie sur l’autel de l’Etat ; et celui d’un État indépendant, mais coquille vide qui faillit à sa mission de représentation des intérêts et valeurs des peuples nomades.

Si par essence, le nomadisme a longtemps menacé l’État, depuis le XIXe siècle, le rapport de force s’inverse définitivement et donne l’avantage aux États qui imposent leur domination sans partage aux populations. C’est en effet à cette période qu’on assiste, dans les États arctiques, à la mise en place d’une politique de type colonialiste passant par la fixation des peuples pour une éradication à la racine d’un nomadisme insaisissable et dangereux. C’est notamment le cas du Danemark dans sa colonie groenlandaise, ainsi que de la Russie et du Canada qui introduisent, du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle, des mesures hautement répressives contre le mode de vie nomade. La sédentarisation forcée est sans doute l’agression la plus violente faite aux nomades. Elle trouve son exemple le plus frappant au Canada à travers l’institution de pensionnats dédiés à l’éducation des enfants nomades dans une visée assimilationniste (évangélisation, interdiction de pratiquer sa langue maternelle, rupture des liens familiaux), afin de « tuer l’Indien dans l’enfant ». L’emprise sur les corps et les esprits s’accompagne de la mainmise sur le territoire des nomades. Déforestation, exploitation du sous-sol, installation de villages sédentaires dans des conditions précaires, sont autant de modes d’appropriation et de contrôle pour l’Etat qui tend à transformer l’espace « lisse » des nomades en espace « strié » (Deleuze), uniformisé, structuré et prêt à l’emploi dans une logique de profit. Ce grignotage de l’Arctique par l’État, initié au XIXe siècle conduit à la situation actuelle de contrôle quasi-total et croissant de celui-ci qui se manifeste à travers l’accentuation de la militarisation de la région (surtout en Russie) et la pression sur les ressources qu’exercent États et compagnies privées.

Entre recul du nomadisme et redéfinition de ce phénomène, l’opposition entre nomades et sédentaires tend à s’effacer, et avec elle l’opposition entre deux cultures, celle de l’État et du nomadisme. En effet, pour certains peuples arctiques, adhérer à une économie capitaliste telle qu’elle est pratiquée par les États est un moyen de perpétuer leurs traditions de façon viable. Les trois peuples autochtones qui vivent entre le Canada et l’Alaska (Yupiks, Inupiaks, Aleuts), bénéficient depuis 1971 de la souveraineté sur 10 % du territoire alaskien et jouissent à ce titre d’une rente pétrolière qui constitue le cœur de leur budget et leur permet de continuer à vivre de la pêche à la baleine.

Certains autochtones vont plus loin en s’emparant du phénomène étatique qu’ils tentent de s’approprier. Cette appropriation est en partie nourrie par une certaine rancœur à l’égard de leurs anciens oppresseurs qui alimente les revendications et le sursaut identitaire observé depuis les années 1970. Mais, à l’heure de la domination de l’Etat, il n’est pas question de revenir au nomadisme tel qu’il se pratiquait encore il y a un siècle dans certains de ces territoires au nom de l’affirmation de la culture arctique. Alors que pour Deleuze et Guattari le nomadisme se définit par son opposition à l’Etat, il convient de revenir sur ces deux catégories et leur délimitation, en montrant notamment comment les héritiers du nomadisme s’emparent de l’État en vue d’une lutte non plus contre mais par l’Etat.

C’est le cas par exemple des Samis, peuple nomade éleveur de rennes, constitué de près de 100 000 personnes dispersées dans la Scandinavie. Pour les Samis, il n’est pas question de se séparer des Etats dont ils dépendent, d’autant plus que l’indépendance ne semble pas réaliste à ce stade. Par ailleurs, les autorités samis craignent de provoquer l’agitation de la majorité non-sami implantée depuis des siècles sur le territoire et qui voit d’un mauvais œil les revendications samis. Pour autant, ils n’ont pas l’intention d’abandonner leur combat pour la reconnaissance de leurs droits et la pratique de leur culture, directement menacée par les activités étatiques (la division du territoire qui empêche la transhumance des rennes et la pression sur les ressources sont autant de conflits d’usage entre les Samis et l’État). Blâmés et discriminés pendant de nombreux siècles par les autorités suédoises, les Samis optent pour une affirmation au sein de l’Etat, comme en Suède où l’on observe depuis les années 1950 un bras de fer juridique entre les communautés nomades samis et le gouvernement. 

Ce sont deux visions qui s’opposent : si l’État affirme que les droits des Samis sur leur territoire sont un privilège garanti par lui seul, les Samis revendiquent une utilisation du territoire antérieure à la Suède. Cet affrontement donne lieu à de nombreux rebondissements ainsi qu’à certaines avancées de la cause sami qui semblent se traduire par un recul de l’État. Ainsi, sur les recommandations de la Commission sur les droits samis, l’État procède à la mise en place du premier Parlement sami de Suède en 1993 pour assurer la protection de leurs droits et de leur culture (langue, élevage de renne). Plus récemment, le 23 janvier 2020 le village sami de Girjas remporte une victoire significative sur l’État suédois lors d’un procès historique au cours duquel la communauté autochtone acquiert l’exclusivité sur le contrôle des droits de pêche et de chasse dans la vallée du même nom. Les Samis nourrissent l’espoir que cette affaire, portée à la cour suprême, fasse jurisprudence dans les cinquante autres villages samis.

Si ces quelques exemples semblent indiquer un sensible recul de l’Etat, il faut nuancer cette tendance au vu de l’accentuation de l’emprise de celui-ci sur les territoires nomades que ces mesures ont permise. Ces réformes de surface sont vivement dénoncées comme des leurres destinés à modérer les revendications des Samis. En réalité, le parlement autochtone a des compétences limitées en tant qu’organe représentatif dont le domaine d’intervention se réduit à la médiation culturelle de la communauté, alors que les Samis revendiquent le contrôle d’autres ressources comme l’eau et le sous-sol. Par ailleurs, l’institutionnalisation d’un parlement sami apparaît ambiguë, voire contradictoire avec sa mission originelle. En tant qu’organe subordonné à l’Etat, et donc privé de son indépendance, le parlement ne peut représenter librement les intérêts des Samis. La majorité des Samis s’accordent pour dire que le parlement semble bien davantage représenter leur adversaire, l’Etat, d’autant que des membres de la population non sami peuvent être reconnus comme tels et admis au sein du parlement comme descendants d’individus inscrits dans les registres en tant que « Lapons » (désignation qui, en réalité, renvoie moins à une catégorie ethnique qu’aux activités pratiquées par ces individus). Ainsi, si l’État concède des avancées aux Samis, c’est pour mieux asseoir sa souveraineté.

A l’opposé du cas sami, le Groenland prend un tournant des plus radicaux, suite à l’approbation du référendum sur l’indépendance à 75 % en 2009. Depuis cette date, il s’agit de former un Etat inuit indépendant et souverain, faisant du jeune pays un pionnier en matière de défense et de reconnaissance de la culture inuit et du patrimoine nomade. Mais c’est un chemin semé d’embûches dans lequel le Groenland s’engage, et qui risque de mettre en péril la cause même que le gouvernement défend. Composé à 88 % d’Inuits, la majorité de la population est aujourd’hui sédentaire même si certaines communautés continuent de vivre selon le mode de vie nomade ou encore certaines pratiques propres au nomadisme qui demeurent largement répandues, telles que la chasse et la pêche se faisant désormais en motoneige ou au bateau à moteur. Si le nomadisme n’est plus pratiqué comme auparavant, sa pensée est toujours vive. Les Groenlandais manifestent un profond attachement pour cette culture qui fait partie de leur identité par les liens qu’ils cultivent avec la nature et le territoire de leurs ancêtres. C’est cet héritage identitaire nomade qu’ils souhaitent réaffirmer par l’indépendance. Mais dans les faits, la solution envisagée – la naissance d’une nation inuit – fait apparaître un certain nombre de risques menant autant à une dénaturation de la culture inuit que de la notion d’État. Alors que l’étatisation était censée permettre aux Groenlandais d’accéder à leur pleine indépendance, cette solution consiste en réalité à se placer sous une autre forme de domination, non plus celle du Danemark, mais celle des grandes firmes et des Etats qui régentent la mondialisation – pensons par exemple à Donald Trump qui en 2019 avait émis l’intention d’acheter l’île. C’est pourtant auprès de ces acteurs que le Groenland, qui compte sur ses richesses minières, cherche des investissements capables de soutenir son développement sans les subsides du Danemark.              

Une telle intégration à la mondialisation s’accompagne du développement de la logique capitaliste et de la notion de propriété, au détriment de la culture inuit porteuse de la conception nomade d’une terre appartenant à tous. Il n’existe donc pas de droit de propriété au Groenland. Si l’on peut posséder les infrastructures, on ne peut prétendre détenir l’usage exclusif du sol. Il s’agit là d’un lointain héritage de la tradition nomade pour laquelle la notion de propriété ne fait pas sens. Concéder de tels droits à ces entreprises reviendrait en quelque sorte à un ultime affront aux derniers vestiges du nomadisme.   

Le développement de telles pratiques est d’autant plus dommageable qu’en raison de l’apparition de ces nouveaux acteurs privés et étrangers sur le sol groenlandais, la population est peu à peu dépossédée de ses droits sur un territoire que l’indépendance devait lui rendre. C’est ce que l’on observe avec le développement des exploitations minières et la création d’enclaves extraterritoriales fondées sur un régime d’usage exclusif de l’espace privant les populations, dont les derniers nomades, de l’accès à ces zones. C’est notamment le cas dans le site d’extraction minière situé dans la région du Kuannersuit, à la pointe sud de l’île, où la compagnie australienne Greenland Minerals (GM) – dont le principal actionnaire est un groupe chinois – cherche à développer son activité. Autrement dit, le Groenland tend à reproduire un modèle porteur de valeurs contraires à celles qui font la culture du peuple qu’il représente. L’État naissant semble donc échouer dans son projet d’affirmation de l’identité inuit groenlandaise à travers un modèle qui ne saurait lui convenir.

Ce premier échec se double d’un second qui, lui, touche à la mission de l’État démocratique. Au nom de l’indépendance, le gouvernement semble sacrifier l’essentiel de la démocratie à travers une politique extractiviste qui nie les revendications du peuple : l’activité minière n’est pas sans soulever le mécontentement des Groenlandais qui craignent les risques écologiques et sanitaires qu’elle pourrait induire. En réaction au projet d’extraction d’uranium mentionné ci-dessus, toute une partie de la population, principalement les habitants du sud du pays directement concernés ainsi que les pêcheurs et éleveurs (l’activité économique du pays est portée à 90 % par la pêche), dénonce, à l’occasion de plusieurs grandes manifestations en 2013 les risques pour la santé de la population. En 2021, 63 % des Groenlandais sont opposés au projet, surtout la nouvelle génération des 15-35 ans, plus sensibles aux questions écologiques que leurs aînés fervents défenseurs de l’indépendance à tout prix. En dépit du nombre de voix contraires, la population est longtemps restée ignorée et tenue délibérément dans l’ignorance par un gouvernement pressurisé par les grandes compagnies minières qui cherchent à contourner la loi pour soutenir leurs intérêts propres. Après avoir retoqué à trois reprises le projet minier pour les risques et l’agitation engendrés, il est finalement approuvé par le gouvernement dirigé par le parti Siumut en septembre 2020. Le Groenland se trouve ainsi dans une situation des plus paradoxales puisqu’il semble reproduire certaines pratiques coloniales et sacrifier autant les principes de la culture inuit héritière du nomadisme et indissociable de l’identité groenlandaise, que les fondements de la démocratie sur l’autel de l’indépendance politique et économique. Dans un tel système, la culture inuit semble réduite à une attraction pour les futurs touristes occidentaux venus admirer les vestiges d’un nomadisme mythifié et fantasmé dans un État coquille vide. La capture de l’État par le Groenland n’est pas aboutie. Les cultures inuit et étatique restent encore difficilement conciliables. Mais des signes positifs sont néanmoins envoyés par le Groenland : depuis avril 2021, la démocratie semble reprendre ses droits puisque les récentes élections législatives portent au pouvoir le parti Inuit Ataqatigiit qui prône un mode de développement alternatif à l’extractivisme et respectueux de l’environnement conformément à la pensée nomade. Il reste désormais à déterminer par quel moyen le Groenland financera son indépendance, voire si l’indépendance est toujours à l’ordre du jour.