
L’Association des Jeunes Internationalistes publie un article rédigé par Laure Excoffon, étudiante du Master en Relations Internationales à l’Université Paris II Panthéon-Assas & Sorbonne Université.
Une victoire pour la justice internationale ?
Mercredi 11 août 2021, la ministre des Affaires étrangères soudanaise a annoncé la remise par le gouvernement de l’ex-dictateur Omar El-Béchir à la Cour Pénale internationale (CPI), qui le recherchait depuis plus de dix ans. Il avait fait en 2009 l’objet d’un premier mandat d’arrêt pour des accusations de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. En 2010, après la présentation de nouvelles preuves par le procureur Ocampo, la Chambre préliminaire avait ajouté un second mandat d’arrêt incluant les accusations de génocide. Pourtant, de 2010 à 2019, année de son renversement lors d’un coup d’État, le dictateur s’est librement déplacé de pays en pays sans jamais être inquiété. Un statut de fugitif international bien particulier.
Mise en examen et émission d’un mandat d’arrêt
- La résolution 1593 du Conseil de Sécurité des Nations Unies a fait grand bruit dans la communauté internationale. En déférant la situation au Darfour depuis le 1er juillet 2002 (date du début de la guerre civile soudanaise) à la Cour pénale internationale, elle mettait en application le Chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Ce faisant, la résolution plaçait l’ensemble de la communauté internationale dans l’obligation de coopérer avec la CPI, une obligation qui s’appliquait même aux États qui n’avaient pas ratifié le Statut de Rome. En effet, les résolutions sous Chapitre VII prises par le Conseil de Sécurité s’imposent à l’ensemble des membres des Nations Unies dans un objectif de protection de la paix et de la sécurité internationale. Le Statut de la CPI dispose dans son article 13 b) que le Conseil de Sécurité peut déférer certaines situations au Procureur de la CPI s’il apparaît que des crimes internationaux ont été commis. Dans le cas d’un défèrement par le Conseil de Sécurité, l’appartenance d’un État à la CPI n’est alors plus nécessaire pour que ses ressortissants et les personnes se trouvant sur son territoire deviennent justiciables
- En allant plus loin que la résolution, et de façon inédite, le procureur de la CPI, Luis Moreno Ocampo a demandé la mise en examen et l’émission d’un mandat d’arrêt contre le président soudanais Omar El-Béchir. Il s’agissait de la première mise en examen d’un chef d’État en exercice. Cette décision était particulièrement audacieuse, mais elle a aussi soulevé de nombreuses questions
Les chefs d’État en exercice sont couverts par une immunité de juridiction coutumière. Celle-ci a pour but de protéger la souveraineté des États en évitant que leurs représentants ne soient constamment harcelés de procédures judiciaires entravant leurs actions. Mais elle peut rapidement se transformer en impunité ou, comme le disait le juriste Mario Bettati, en “garantie mutuelle des tortionnaires”. La CPI se place en revanche au-dessus de cette immunité en disposant dans l’article 27-2 du Statut de Rome que “[L]es immunités ou règles de procédures spéciales qui peuvent s’attacher à la qualité officielle d’une personne, en vertu du droit interne ou du droit international, n’empêchent pas la Cour d’exercer sa compétence à l’égard de cette personne”. Le problème demeure, et nous y reviendrons plus tard, que le Soudan n’est pas membre de la Cour.
Quoiqu’il en soit, cette décision d’ouvrir une enquête contre un chef d’État en exercice est un acte fort. Le Conseil de Sécurité fait un pas en direction de la justice pénale internationale (malgré la présence des États-Unis dans le Conseil, fermes opposants à la CPI) signalant un désir de s’engager pour une sécurité collective en faveur des individus et fondée sur la responsabilité individuelle (la CPI jugeant des individus responsables de crimes contre l’humanité, crimes de guerres, génocide et crimes d’agression). D’autre part, la décision de la Cour d’émettre un mandat contre un chef d’État en exercice envoie un message fort contre l’impunité. Elle se place en opposition nette avec la critique souvent faite de la justice internationale comme justice des vainqueurs, selon laquelle ne sont jugés que ceux qui ne parviennent pas à conserver le pouvoir.
Ainsi, la mise en examen et l’émission d’un mandat d’arrêt contre le dictateur soudanais Omar El-Béchir représentent un grand pas en faveur de la responsabilité pénale internationale comme outil de la sécurité collective. Pourtant, la “cavale” du chef d’État a démontré les limites de cette décision, restée pendant dix ans principalement symbolique.
Un mis en examen circulant librement ?
Le 5 mars 2009 puis le 21 juillet 2010, le Greffe de la CPI a adressé au Soudan deux demandes d’arrestation et de remise d’Omar El-Béchir afin d’obtenir du pays qu’il coopère à l’arrestation et à la remise de l’intéressé, en application des articles 89-1 et 91 du Statut. Le Soudan a fait en réponse savoir qu’il ne reconnaissait pas la compétence de la Cour car il n’est pas membre de la CPI et a refusé d’accuser réception de la requête formulée par le Greffe. Cependant, du fait de la résolution 1593, la Cour est bel et bien compétente pour connaître de l’affaire, comme souligné dans l’article 13 de son Statut. Dans sa décision de notifier au Conseil de Sécurité la non-coopération du Soudan, la Cour prend note que le refus est délibéré. Plus clairement, cela signifie que la Cour a bien compris que le refus ne venait pas d’une motivation juridique, bien qu’une soit avancée, mais d’un intérêt purement réaliste : quel dictateur voudrait bien se livrer lui-même pour être jugé ?
La difficulté vient du fait que la Cour ne dispose pas d’une force de police propre. Elle dépend de la coopération des États pour remplir son mandat. Ainsi, sachant que le Soudan ne remettrait pas son président, la Cour en était réduite à attendre qu’il se trouve sur le territoire d’un autre État, auquel elle demanderait de le saisir. Il s’agit déjà d’une première illustration de la faiblesse de la Cour, limitée face aux souverainetés des États. Les États étant obligés de coopérer, la suite logique aurait alors été qu’un État membre réponde favorablement à la requête de la chambre préliminaire lors d’un voyage du chef d’État.
Cependant, il en est allé autrement. En effet, les chefs d’État en exercice n’ont pas intérêt à ce que l’on puisse mettre en cause des chefs d’État en exercice.
Alors, lorsque El-Béchir venait dans leur pays, il n’était pas question de créer un précédent en l’arrêtant. Le Malawi par exemple a refusé de l’arrêter en arguant du fait que, le Soudan ne faisant pas partie du Statut de Rome, l’exception à l’immunité de juridiction ne s’appliquait pas. En effet, il n’y a pas de certitude sur le fait que le Soudan soit concerné par l’intégralité du Statut, ou si la “coopération complète” exigée par le Conseil de Sécurité n’a pas la force, parce qu’elle n’est pas assez spécifique, de lever l’immunité de juridiction coutumière qui protège le mis en cause. La Cour a argué d’une exception coutumière, mais celle-ci est difficile à prouver en l’absence de précédent. En 2012, un communiqué de presse de l’Union africaine a demandé la saisine de la cour internationale de justice pour décider de l’éventuelle existence d’une coutume, mais la CIJ n’a jamais été formellement saisie, laissant la question en suspens.
D’autre part, les enjeux diplomatiques vont au-delà : livrer le chef d’un autre État, théoriquement ami et allié, revient à risquer la crise diplomatique. Il s’agirait d’un bris de confiance susceptible de répercussions majeures. Pour le dire simplement, le jeu n’en vaut pas la chandelle.
Ainsi, passant de pays en pays, de sommet en sommet, El-Béchir n’était pas inquiété. Bien sûr, il évitait de se rendre en Belgique ou en France, plus puissantes et plus attachées à l’état de droit, car il savait pertinemment que sa liberté prendrait rapidement fin. En revanche, il continuait à visiter de nombreux pays, pour certains membres de la CPI, qui ne pouvaient pas se permettre de se saisir de lui. L’organisation soudanaise Bashirwatch a pendant plusieurs années traqué ses déplacements, demandant sa mise en état d’arrestation.
Une lueur d’espoir a par ailleurs été entrevue lors d’un voyage du chef d’État en Afrique du Sud en 2015. En effet, la Cour suprême avait été saisie et avait, en se fondant sur le droit interne et plus spécifiquement sur la loi de transposition du statut de Rome dans le droit national sud-africain, estimé que l’Afrique du Sud avait pour obligation de se saisir du fugitif. Cependant, le temps que l’arrêt soit rendu et en dépit des mesures conservatoires ordonnées, le président était reparti vers de nouveaux horizons. Cette défaite juridique du gouvernement sud-africain, bien qu’elle ne l’ait pas empêché d’ouvrir grand ses frontières pour le départ du mis en cause, l’a suffisamment contrarié pour le pousser à tenter de quitter la CPI, un projet mis en échec par la Cour Suprême et une forte mobilisation de la société civile. Cette fronde contre la CPI et le Conseil de Sécurité a toutefois inspiré d’autres États à l’imiter, aboutissant même à une menace de retrait collectif par l’ensemble des membres de l’Union africaine, qui considèrent cette affaire comme une menace pour la souveraineté des États africains et comme une preuve du néo-colonialisme appliqué par la juridiction internationale. Cette critique est l’une des plus enracinées à l’encontre de la CPI, dont la majorité des enquêtes sont ouvertes en Afrique. (voir encadré)
Ainsi, le dictateur soudanais mis en examen a pu continuer à se déplacer sans se soucier le moins du monde de son statut de fugitif, au grand dam de la CPI, qui émettait un nombre croissant de demandes de coopération et de protestations qui ne rencontraient guère de réponse.
Une Cour néocoloniale ? La Cour est souvent accusée de néocolonialisme car la majorité des enquêtes ouvertes par le Procureur sont sur le continent africain. Toutefois, il faut nuancer cette accusation. En effet, la Cour a pour objectif d’être un organe subsidiaire. Cela signifie qu’elle n’ouvre d’enquête que dans le cas où les États sont unable/unwilling, c’est-à-dire lorsque les États qui devraient normalement exercer leur juridiction dans l’affaire sont incapables ou refusent de mettre en marche leur machine judiciaire. Force est de constater que les États anciennement coloniaux, par l’ancienneté de leur système judiciaire et l’efficacité acquise de celui-ci, jugent plus souvent leurs accusés de crimes de guerre que les États africains. Qui plus est, l’instabilité inhérente au statut ex-colonial du continent entraîne la commission plus régulière d’exactions sur ces territoires que dans les territoires occidentaux. Il faut tout de même raison garder, il est vrai que les États-Unis sont moins susceptibles de voir leurs ressortissants jugés. Mais contrairement à de nombreux États africains, les États-Unis ne sont pas membres de la CPI (et sont dotés du droit de veto au Conseil de Sécurité, ce qui les met à l’abri d’un défèrement sous chapitre VII). |
El-Béchir renversé, la Cour obtient enfin gain de cause ?
Après sa réélection en 2010 puis en 2015, le dictateur avait l’air parti pour terminer sa vie au pouvoir, limitant fortement les espoirs de la CPI d’enfin pouvoir le juger. Pourtant, après des réformes économiques désastreuses, la chance du président a tourné. L’inflation à 40% et les pénuries de biens de première nécessité ont conduit à des manifestations se terminant par une destitution du chef d’État par l’armée et son arrestation. L’armée, souverainiste, a commencé par annoncer qu’elle ne transférerait pas le président déchu à la CPI et qu’il serait jugé au sein du pays. Elle s’est toutefois ravisée et a annoncé qu’un éventuel transfert serait décidé par le prochain gouvernement élu. Celui-ci a annoncé le 11 août 2021 qu’il serait remis à la cour pénale internationale pour être jugé. La Cour n’a pour le moment pas fait de déclaration sur ce sujet, attendant probablement l’annonce de mesures concrètes pour l’organisation du transfert. Après tant de rebondissements, elle a sans doute jugé sage de ne pas crier victoire trop tôt.
Cette décision est bien évidemment éminemment positive pour la Cour comme pour le nouveau gouvernement. Pour la première fois, il s’agit de voir enfin son autorité et ses demandes respectées après des années de difficultés. Pour le second, il s’agit d’un excellent moyen de montrer sa volonté de s’insérer dans l’ordre judiciaire et moral international.
Toutefois, ces événements ont montré à quel point la Cour pénale internationale est dépendante de la bonne volonté des États. Il s’agit de l’une de ses grandes faiblesses, démontrant qu’elle est entravée par des intérêts nationaux. En effet, dans cette situation spécifique, les intérêts du nouveau gouvernement recoupent ceux de la Cour Pénale, expliquant ce choix de répondre favorablement au mandat d’arrêt. Si la situation avait été différente, par exemple dans le cas d’une transmission de pouvoir dynastique comme cela peut se faire dans de nombreuses dictatures, le président aurait pu continuer à couler des jours heureux en prenant sa retraite dans le pays (il est en revanche moins sûr que les États tiers eussent continué à refuser de se saisir de lui dans l’éventualité d’un voyage sur leur territoire, notamment si leurs relations avec son successeur sont inamicales).
Cette faiblesse de la Cour internationale est un immense frein à son action. En ne parvenant pas à juger ceux qu’elle met en examen, la Cour ne peut tout simplement pas remplir ses fonctions. Outre le fait qu’elle ne peut pas condamner les coupables de crimes internationaux ou organiser l’indemnisation des victimes, ce qui est son objectif premier, cette immunité des chefs d’État en exercice peut aussi présenter un effet pervers : sachant qu’ils ne seront pas jugés tant qu’ils se maintiendront au pouvoir, ceux-ci pourraient être tentés d’augmenter leurs efforts pour se maintenir dans cette position dominante. Cela pourrait résulter en une augmentation des violences et en une multiplication des violations du droit international, aggravant encore la situation locale et les souffrances des victimes.
Que faire alors ? Le manque de perspectives de réforme
L’impuissance de la Cour pénale internationale est un sujet qui a dès le début préoccupé ses fondateurs. Dans une conférence donnée à l’institut d’études de géopolitique appliquée en 2021, Gilbert Bitti soulignait que les États, bien que désirant créer cette cour, étaient dubitatifs quant à son succès car elle allait nécessairement se heurter aux violentes réalités d’un système international ne se souciant guère de valeurs et privilégiant la souveraineté. La Cour a connu quelques succès, notamment la condamnation de Germain Katanga (République démocratique du Congo), condamné pour crime contre l’humanité et crimes de guerre. Néanmoins, ses réussites restent limitées.
Si l’instinct initial du lecteur outré de ces injustices serait de désirer la mise en place d’une force exécutive pour la Cour, cette hypothèse se heurte immédiatement à la réalité de la souveraineté. Les États sont et souhaitent demeurer les seuls à pouvoir exercer une activité de police sur leur propre territoire. De fait, l’hypothèse de l’existence d’une force étrangère pouvant entrer sur le territoire pour se saisir d’une personne accusée (personne de haute importance hiérarchique au vu des crimes poursuivis par la CPI) est un danger inestimable pour un État, peu importent ses convictions sur la nécessité d’une responsabilité pénale internationale. De plus, la décision de qui dirigerait cette force laisserait la place à de nombreux jeux de pouvoir et il serait extrêmement difficile de se garantir contre l’arbitraire d’une telle force.
Une seconde hypothèse, plus viable, serait de recourir avec plus de vigueur aux résolutions du Conseil de Sécurité. Dans l’affaire El-Béchir, la Cour a de nombreuses fois signalé le refus de coopérer du Soudan et des États visités par le dictateur. Nonobstant ces protestations, le Conseil de Sécurité n’a pas adopté d’autre résolution concernant l’affaire. Pourtant, l’adoption d’une résolution sous chapitre VII visant, par exemple, un État en particulier aurait pu pointer le doigt sur cet État contrevenant et éventuellement imposer des sanctions en cas de refus de se conformer à ces obligations. En passant du droit mou au droit dur, c’est-à-dire de l’incitation à la contrainte, le Conseil de Sécurité aurait pu donner plus de poids et de crédibilité à la requête de la Cour, au lieu de la laisser, disons-le, se ridiculiser face à des États réfractaires bien conscients de son impuissance. Cependant, cette possibilité demanderait une forte adhésion au projet de la part des membres du Conseil de Sécurité, adhésion qu’il serait difficile d’obtenir étant donné que chaque État craint toujours de se retrouver dans une situation qui tournerait à son désavantage. Il faut également prendre en compte les réticences des États-Unis à donner trop de pouvoir à une Cour qu’ils désapprouvent fortement.
Troisième hypothèse, les cours nationales pourraient rejoindre le mouvement lancé par la Cour Suprême d’Afrique du Sud et condamner leurs États parents en cas de violation de leurs obligations de droit international. Si toutes les cours ne le pourront (ou ne le voudront) pas, l’émergence d’une société civile de plus en plus compétente, informée, et combative sur le plan du droit n’en reste pas moins une lueur d’espoir de voir ces recours aboutir. Si elle n’est pas parfaite, cette solution semble à ce jour la plus faisable, si ce n’est la plus souhaitable.
En bref
Le cas d’Omar El-Béchir illustre avec poignance les limites de la justice pénale internationale. Certes, la saisine de la CPI par le conseil de sécurité et la mise en examen d’un chef d’État en exercice ont constitué des messages forts en matière de responsabilité pénale internationale, caractérisant une évolution des mœurs et la force des valeurs dans le nouveau système international. Il n’en demeure pas moins que cette évolution restera lettre morte tant que la Cour ne parviendra pas à trouver des moyens d’obtenir le respect des États soumis à son statut ou aux résolutions de l’ONU.
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