Les failles de la politique française d’exportations d’armements

L’Association des Jeunes Internationalistes publie un article rédigé par Louis Campagnie, étudiant du Master en Relations Internationales à l’Université Paris II Panthéon-Assas & Sorbonne Université.

La Base industrielle et technologique de défense (BITD) française est, avant toute chose, une affaire de souveraineté. Elle est le reflet des prétentions françaises depuis des décennies, celles de l’autosuffisance militaire et de l’indépendance stratégique françaises. En somme, de sa survie dépend en grande partie la place qu’a à jouer la France dans le concert des nations. Or, les armées nationales, sauf à imaginer une énorme augmentation du budget de défense, ne peuvent être les seules clientes de ces centaines d’entreprises si ces dernières veulent rester compétitives. Les exportations d’armements deviennent alors « indispensables au financement des investissements qui permettront d’assurer à nos forces de conserver, à l’avenir, l’avantage technologique »[1]. Ainsi, dans les euros investis et les euros récoltés s’écrit la victoire ou la défaite de la France dans les conflits à venir. Ces exportations sont aussi des manœuvres politiques d’importance majeure. En vendant des Rafale, des canons CAESAR ou des sous-marins SCORPENE, la France tisse la toile de ses partenariats et définit ses alliés pour des durées souvent très longues – les contrats d’armement s’étalant sur plusieurs années. Il suffit de regarder la réaction de l’Elysée à la rupture du contrat franco-australien portant sur la vente de sous-marins d’attaque (SNA) à propulsion conventionnelle pour réaliser à quel point il ne s’agit pas seulement de vendre des bricoles mécaniques de luxe, mais bien de former des alliances politico-militaires concrètes et durables. Plus encore, c’est le modèle d’armée français, dont le format est insuffisant pour soutenir l’industrie nationale, qui est tributaire des exportations. En effet, la France exporte aujourd’hui un peu plus de 30 % de sa production totale d’équipements de défense (contre 8 % dans les années 1960 et 15 % dans les années 1970).

Et dans cette partie d’échec hautement compétitive qui se joue à échelle mondiale, la France a eu et a encore un rôle à jouer. Entre 2016 et 2020, elle était le troisième exportateur d’armes au monde, derrière les Etats-Unis et la Russie mais devant la Chine et l’Allemagne [2]. Cependant, nombreux sont ceux qui prônent qu’elle pourrait faire beaucoup mieux. Des échecs à répétition lors d’appels d’offre où elle faisait pourtant bonne figure (Brésil, Corée du Sud, Belgique, Suisse), des annulations pour raisons politiques (Russie, Australie) ou bien des auto-sabotages au détour de discours politiques moralisateurs (Egypte) entachent ce tableau à première vue honorable. Comment et pourquoi la France s’est-elle vu damer le pion de la sorte à de si nombreuses reprises, alors même que ses offres commerciales étaient parfois plus pertinentes que celles de ses concurrents ? Plus largement, quelles-sont les barrières aux succès à l’export de la BITD nationale ?

Naïveté et crédulité : la question du capital politique investi ?

L’exemple suisse est frappant. Fin juin 2021, celle-ci a, contre toute attente, choisi d’acquérir un lot de 36 F-35 et d’un système de défense anti-aérienne Patriot auprès de Washington, et ce, au détriment du Rafale français et du SAMP/T européen. Alors que tous les signaux semblaient au vert pour Dassault et son célèbre avion, une visite inopinée du président américain Joe Biden en terres helvètes semble avoir retourné l’opinion de Berne. On a donc pu assister, impuissants, à l’éjection du Rafale alors même qu’il semblait bien plus à même de remplir le cahier des charges établi par la Suisse pour sa future flotte. Pourtant, Paris disposait bien de leviers sur lesquels elle aurait pu agir pour convaincre son voisin. Ces leviers existent pourtant : reconsidérer l’achat auprès de ce dernier de PC-21 de Pilatus pour la formation de ses pilotes ou bien cesser de l’assister dans ses missions de police de l’air lors de sommets internationaux (surtout lorsqu’il est question d’accueillir ceux-là mêmes qui cherchent à lui ravir le contrat). Ce qu’il s’est passé lors de la visite du président Biden à Berne reste assez opaque (promesses ? menaces ?). Toujours est-il que cet évènement souligne à nouveau la dimension intrinsèquement politique de la vente d’armement. En France, peu d’actions ont été entreprises pour sauver la mise, ne serait-ce qu’un voyage diplomatique de Florence Parly ou Jean-Yves le Drian. Pour les détracteurs, déçu de l’échec français, il s’agirait de ne pas avoir pour habitude de tendre l’autre joue après avoir déjà essuyé moult revers.

A contrario, deux exemples de réussites montrent que l’investissement de capital politique dans la vente d’armement est essentiel : l’Inde et la Grèce. En Inde, les immenses efforts diplomatiques de Jean Yves le Drian ont payé et se sont concrétisés par l’achat d’un lot de 36 Rafale par New Delhi. En 2014, le Ministre aurait parcouru 400 000km, dont le quart pour le soutien des dossiers à l’export. L’investissement diplomatique du ministre a été maintes fois souligné par la presse [3] et certaines figures du milieu de l’industrie de défense [4]. En Grèce, la France a considérablement soutenu le pays en prenant son parti contre la Turquie en Mer Egée et en Méditerranée orientale. Elle a même fini par signer un partenariat stratégique de défense et de sécurité inédit dans lequel figure une sorte d’article 5 [de la Charte de l’OTAN] bilatéral, c’est à dire une promesse d’assistance mutuelle en cas d’attaque sur l’un des deux pays [5]. Grâce à cet engagement sans précédent, la Grèce a confirmé la commande de six avions Rafale supplémentaires (en plus des 18 commandés précédemment) et de 3 frégates de défense et d’intervention (FDI). Les actes politiques précèdent ou suivent (la chronologie est difficile à établir car les négociations sont opaques) les contrats commerciaux, fidélisent les clients à l’export et garantissent par extension la survie de la BITD française. La force et la convergence des opinions publiques est également importante, la France comme la Grèce disposant de populations relativement hostiles à la politique étrangère turque actuelle. Pareillement, en Inde, le Rafale dispose d’un important soutien populaire qui a survécu à plusieurs polémiques [6] qui auraient pu mettre à mal sa légitimité. L’usage de l’information, avec tous les moyens technologiques et politiques que cela implique, devient ainsi de plus en plus un important outil d’intelligence économique. Les Indiens sont particulièrement actifs sur les réseaux pour vanter les qualités du Rafale. Articles de blog amateurs ou vidéos YouTube, tout est bon pour montrer aux rivaux du pays que le fleuron de Dassault aviation saura répondre à leurs menaces. C’en est presque à croire, au vu des succès récents de l’avion à l’export, si les Indiens  n’en ont pas mieux fait la publicité que les Français eux-mêmes.

Le Rafale dispose d’une importante popularité au sein des milieux d’amateurs d’aéronautique militaire. Quel rôle cela-a-t-il pu jouer dans ses récents succès ?

Les coopérations européennes : entre bonnes intentions et échecs inévitables

Aujourd’hui, le gouvernement français affiche ouvertement l’idée d’une préférence européenne en matière de coopération industrielle d’armement mais également d’achat sur étagère. Les intentions sont assez claires et l’intérêt facilement perceptible. Nous pouvons en distinguer au moins trois :

  • Partager les budgets entre pays partenaires et ainsi éviter le dédoublement de ces derniers lorsque chacun tente de couvrir par lui-même l’éventail complet des capacités en matière de défense.
  • Accroitre l’interopérabilité des équipements (il y a en Europe 20 types différents d’avions de chasse, 29 types de frégates et 20 types de véhicules blindés).
  • Limiter la concurrence à l’export

Néanmoins, le risque de ces coopérations est d’instaurer un rapport de donnant-perdant entre la France et ses partenaires. Si la France a besoin des financements étrangers issus de ces coopérations, ce serait jouer un jeu dangereux de le faire au prix de la compétitivité de ses champions nationaux, de leurs compétences uniques et d’un cahier des charges inadapté aux besoins des armées françaises. Encore une fois, les coopérations sont bénéfiques sur le papier. Elles peuvent renforcer ces projets et en élargir l’échelle. Mais il serait bien naïf de croire que les autres pays européens sont sur l’exacte même longueur d’onde. Le programme SCAF, par exemple, est aujourd’hui dépendant du bon-vouloir d’un Bundestag réputé très soucieux des avantages financiers et technologiques que l’Allemagne pourrait en tirer mais également peu enclin à réellement laisser la France prendre son leadership dans ce projet (elle est pourtant la seule à en avoir la légitimité, son industrie étant la seule qui détient l’ensemble des compétences nécessaires à un tel projet). Peut-être l’Elysée, à l’instar des coopérations franco-britanniques, devrait-il revoir ses ambitions européennes à la baisse en se focalisant sur des projets d’importance moindre et plus ciblés qui pourraient ensuite être adaptés aux besoins strictement nationaux. Certains choix sont pour le moins dangereux pour la BITD nationale. Alors même que la France dispose déjà d’entreprises (Arquus avec son Scarabee [7], Thales avec son Hawkeye [8]) ayant développé des modèles pour le successeur du Véhicule blindé léger (VBL), elle semble prendre la voie d’une coopération européenne dans ce domaine dont les résultats ne verront le jour au minimum qu’en 2024-2025 [9]. Les entreprises en question pourraient alors être fortement pénalisées. Et ce n’est pour certains qu’un exemple parmi d’autres.

En d’autres termes, si la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale ne distingue que deux catégories de coopérations industrielles – les coopérations avec maintien des compétences en France et les coopérations avec dépendance mutuelle – qui ne remettent pas réellement en cause la souveraineté française, elle ne mentionne pas la volatilité et l’imprévisibilité des partenaires qui, en abandonnant un projet en plein vol (le programme d’avion de patrouille maritime MAWS est au point mort ; l’Allemagne pourrait abonner le standard MK3 de l’hélicoptère Tigre), fragilisent l’industrie française [10]. Ces déconvenues font perdre du temps à la France qui arrive donc en retard sur certains marchés. Les dates annoncées pour les grands programmes européens (SCAF en 2030, MGCS en 2035, EURODRONE en 2028 etc.) semblent d’ailleurs complètement détachées à la fois des réalités opérationnelles et du tempo du marché imposé par la Russie, la Chine, la Turquie et les Etats-Unis.

Qui veut la peau de la BITD française ?

Comme décrit précédemment, le commerce d’armements est hautement compétitif. Tous les coups semblent permis dans une lutte permanente pour décrocher des contrats. Il est alors légitime de se questionner sur la valeur des supposés alliés politiques lorsque tous se retrouvent sur les marchés internationaux. C’est ici principalement les Etats-Unis qui sont accusés de nuire au développement de la BITD française. Ils ont ravi au nez et à la barbe des Français plusieurs contrats d’importance majeure : F-35 en Suisse, sous-marins australiens, hélicoptères polonais etc. La frontière est poreuse entre la simple logique de compétition commerciale et le projet politique d’éliminer le seul concurrent sur le continent européen qui peut encore se targuer de posséder une industrie de défense qui couvre quasiment l’ensemble du spectre des capacités militaires modernes – toutes proportions gardées. Pour les Etats-Unis, éloigner la France de ses clients européens garantit la position de vassalité du continent à leur égard. Ces derniers, ne disposant en Occident d’aucune offre comparable à celle proposée par l’Oncle Sam, se verraient constamment obligés de se tourner vers lui. C’est important d’autant plus que les matériels français sont parfois meilleurs et/ou moins chers [11] que leurs équivalents outre-Atlantique.

Mais le danger, naturel dans une compétition commerciale, ne vient pas que des Etats-Unis. L’affaire franco-australienne est un exemple flagrant d’un cas où des puissances étrangères ont participé à dégrader l’image des constructeurs français pour faire annuler le contrat. Une intense campagne de lobbying de la part du groupe allemand TKMS (à l’origine des sous-marins australiens précédents, de la classe Collins) et notamment par l’intermédiaire du sénateur australien Rex Patrick [12] a eu lieu pour nuire à la réputation de Naval Group en Australie. Guillaume Anjou, consultant en stratégie pour l’Ecole de pensée sur la guerre économique, parle de véritable « guerre de l’information » [13]. Un journal australien avançait même la mort du contrat en mars 2021, sans aucun fondement (il est peu probable que le journal ait eu accès à des informations sur le pacte AUKUS en cours de négociation) [14]. Pourtant, mus par une confiance dans leur partenaire australien, les dirigeants français n’ont pas réagi. Il n’y eut ni fact-checking de grande ampleur ni déclaration rassurante pour apaiser et reconquérir les esprits en l’Australie. Il est donc peu étonnant que l’éviction des Français dans ce dossier, malgré les conséquences contrastées qu’il va probablement amener pour les capacités militaires australiennes, ait reçu un assez large soutien de la population [15].

Contre toute attente, et suite à une visite controversée de Joe Biden en Suisse, le F-35 américain s’est imposé face aux Rafale au pays des Helvètes.

Conclusion : repenser le modèle ?

Le modèle des armées françaises est hautement dépendant des exportations à tel point que les changements de positionnement de ses partenaires industriels étranger peuvent mettre en danger la supériorité technologique des matériels français. Il est légitime de s’interroger sur les garanties qu’apporterait une augmentation significative des commandes d’armements françaises auprès des entreprises nationales. Certains experts, déjà, pointent qu’une augmentation du budget des armées, moins coûteuse que prévue, pourraient même bénéficier à l’économie [16]. Si on le compare au modèle américain, le modèle économique français se caractérise par une dépendance accrue aux exportations, le marché national n’étant pas suffisant pour le maintien à niveau et à la rentabilité des industries du pays. Pour l’Oncle Sam, les exportations sont avant tout des manœuvres politiques et diplomatiques destinées à forger des alliances, le marché domestique suffisant déjà au maintien de capacités industrielles élevées. En fait, comme avec la Grèce et les Emirats Arabes Unis avec qui la France a signé des accords de défense intrinsèquement politiques, cette dernière se doit de conjuguer les nécessités économiques et les ambitions politiques si elle veut maintenir ses capacités au niveau de ses concurrents. Un équilibre politico-économique pragmatique doit donc être trouvé, sans tomber néanmoins naïvement dans l’attrait pas toujours partagé d’un projet européen parfois fructueux, parfois contreproductif.


[1] COMMISSION DES AFFAIRES ETRANGÈRES, DE LA DÉFENSE ET DES FORCES ARMÉES du SÉNAT, Rapport d’information n° 605 : L’industrie de défense dans l’oeil du cyclone, 8 juillet 2020.

[2] CHENEL THOMAS, « Les 10 pays plus gros exportateurs d’armes dans le monde », Business Insider, 15 mars 2021.

[3] CABIROL MICHEL, « Les défis de la défense en 2014 (5/5) : Après Jean-Yves Le Drian, le déluge ? », La Tribune, 31 janvier 2014.

[4] « Quand Serge Dassault encense Le Drian, Hollande et Macron », Les Echos, 22 janvier 2016.

[5] BAUER ANNE, « La Grèce choisit la France pour construire son « bouclier » méditerranéen », Les Echos, 29 septembre 2021.

[6] « French Website Mediapart’s Editor On Francois Hollande’s Rafale Bombshell », New Delhi Television Ltd, 21 septembre 2018.

[7] LAGNEAU LAURENT, « ARQUUS dévoile le Scarabee, possible successeur du Véhicule blindé léger », Zone Militaire, 12 juin 2018.

[8] GAIN NATHAN, « Le Hawkei de Thales, futur VBAE de l’Armée de Terre française ? », Forces Opérations, 11 juin 2018.

[9] PUOLUSTUSMINISTERIÖ FÖRSVARSMINISTERIET, « Nine EU Countries Start Future Highly Mobile Armoured Systems Project », 1 juillet 2021.

[10] Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, 2017 pp. 67-68.

[11] Les sous-marins nucléaires d’attaque de type Suffren serait de 30 à 40% moins chers que leurs équivalents américains.

[12] ANJOU GUILLAUME, « Rex Patrick, figure de la guerre de l’information contre Naval Group en Australie », Ecole de guerre économique, 14 juin 2021.

[13] HARBULOT CHRISTIAN, « Aux origines de la guerre de l’information contre Naval Group en Australie », Ecole de pensée sur la guerre économique, 16 mars 2021.

[14] AUSTIN ALAN, « Government submarine contract sunk and unlikely to resurface », Independent Australia, 1 mars 2021.

[15] « 57% of Australians approve of the Federal Government’s agreement to purchase nuclear submarines from the USA », Roy Morgan, 16 septembre 2021.

[16] « Porter l’effort de défense de la France à 3% du PIB : nécessaire ? suffisant ? soutenable ? », Meta Défense, 19 juillet 2021.