Un conflit gelé au cœur de l’Himalaya ? La guerre sino-indienne de 1962 dans la North East Frontier Agency

L’Association des Jeunes Internationalistes publie un article rédigé par Amélie Chalivet, étudiante du Master en Relations Internationales à l’Université Paris II Panthéon-Assas & Sorbonne Université.

Alors que l’Inde et ses voisins directs, le Népal et le Bhoutan, ont été confrontés à plusieurs vagues dévastatrices de Covid-19, la Chine avance la construction, le long de la frontière, d’une autoroute stratégique qui permettrait de mieux relier la région du Medog au reste du pays. Cette région frontalière au sud du Tibet était auparavant difficilement accessible. Une nouvelle route permettrait à l’Armée Populaire de Libération de mobiliser plus rapidement ses troupes et équipements militaires le long de la frontière contestée. Une nouvelle qui a de quoi inquiéter le voisin indien après une année de fortes tensions sur les hauteurs de l’Himalaya durant laquelle des affrontements parfois meurtriers ont eu lieu.

Intéressons-nous à ce conflit frontalier et plus particulièrement à la région de l’Arunachal Pradesh à l’est. Anciennement appelée « North East Frontier Agency (NEFA) », cette région est séparée de l’Assam en 1972 par le gouvernement indien pour devenir un Etat indépendant le 20 février 1987. Sa capitale est Itanager et il s’agit de l’Etat le plus grand de la région du nord-est. L’Arunachal possède des frontières avec le Bhoutan, la Chine et le Myanmar.

Les Indes britanniques et la Chine obtiennent cette frontière en commun en 1826 à la suite de l’annexion britannique de l’Assam par le Traité de Yandabo, qui met fin à la première guerre anglo-birmane (1824-26). Toutefois, l’origine du problème frontalier est plus récente. Elle découle de la Convention de Simla signée en 1914 par les Indes britanniques, le Tibet et la Chine qui devait fixer la frontière sino-tibétaine ainsi que le statut du Tibet. À Simla s’opposent des visions diamétralement différentes : les Tibétains voulaient l’indépendance complète, les Chinois demandaient la restauration de leur protectorat sur le Tibet et les Britanniques cherchaient un compromis pour assurer la paix et la sécurité le long de la frontière nord des Indes, ainsi qu’un accord économique. La limite tracée entre le Tibet et l’Inde, dans le secteur est, est la ligne McMahon du nom du négociateur britannique Henry McMahon. La vision britannique a prévalu : en effet, la frontière a été délimitée selon le « watershed principle [1] ». Pékin refuse de signer l’accord et rejette la carte détaillée de la version finale. Les Britanniques et les Tibétains signent la Convention qui devient alors un accord bilatéral, laissant le problème irrésolu.

Rapidement, la Chine revendique 90 000 km² de la zone, qui, à l’inverse de la partie occidentale, bénéficie d’une présence indienne effective. Après l’indépendance indienne, le NEFA est sous le contrôle administratif direct du gouvernement central de New Delhi. L’administration civile fonctionne correctement et les postes de contrôle frontaliers se développent progressivement.

Au milieu du XXe siècle, l’Inde et la Chine sont confrontés au même défi : se définir en tant qu’États modernes afin de « rattraper » les États européens et d’accompagner l’émergence du nationalisme. Une des premières étapes de ce processus est la définition des frontières. Les États prémodernes pouvaient ne pas avoir de frontières fixes mais plutôt des aires de transition, tandis que les États modernes ont besoin de ces « boundaries ». Cette nouvelle institution politique qu’est la « boundary », est une ligne sur laquelle les Etats concernés s’accordent lors de négociations diplomatiques (la délimitation) et qui sont ensuite établies sur le terrain (la démarcation). La ligne doit être représentée avec précision sur une carte et décrite dans un traité entre les deux États souverains qui reconnaissent les limites de leurs propres territoires et par conséquent celles de leur voisin.

New Delhi adhère au concept de « géographie sacrée », selon lequel « une nation indienne a traversé les âges, définie par une culture, une expérience commune, des coutumes et la géographie [2] ». Comme l’explique un officiel indien, T. S. Murty, l’idée prégnante dans la pensée politique indienne de l’époque est celle d’une frontière comme le résultat d’interactions humaines. Contrairement à l’établissement d’une boundary, ce processus « de consolidation historique » ou de « cristallisation » de la frontière ne nécessite la reconnaissance que d’un seul des deux Etats concernés [3].

La conception chinoise de la frontière est toute autre. Comme l’explique François Joyaux, elle découle d’une ambiguïté héritée de l’ère classique durant laquelle l’Empire se définissait comme « la civilisation » et les frontières étaient « comprises comme des zones de contact et de rayonnement vers l’extérieur, […] les voies par lesquelles la Chine exerçait son magistère [4] ». Les Chinois n’ont donc jamais accepté les frontières de type boundary imposées par les puissances coloniales et leurs traités inégaux. La Chine n’a jamais reconnu la ligne McMahon, qu’elle considère comme le résultat d’une « politique britannique d’agression contre la région tibétaine de Chine [5] ». Elle est toutefois disposée à négocier cette frontière afin de stabiliser la région.

Une « amitié exemplaire [7] » ?

La Chine considère le Tibet comme une de ses régions et elle le devient de facto en 1951. Selon la doctrine des « Cinq Doigts » qui est attribuée à Mao Zedong, le Tibet serait la paume de la main. Le Ladakh, le Népal, le Sikkim, le Bhoutan et enfin l’Arunachal Pradesh en composeraient les cinq doigts à sa périphérie.

En Inde, le slogan « hindi-chini, bhai bhai » était souvent utilisé pour décrire la relation sino-indienne comme fraternelle, « bhai » signifiant frère. Cette idée s’appuie sur l’accord de 1954, qui pose les cinq principes de Coexistence Pacifique entre les deux Etats. La première règle du Panchsheel (« panch », les cinq, « sheel », la vertu) énonce l’importance du « respect mutuel envers l’intégrité du territoire et la souveraineté de chacun [8] ». L’accord comporte également une partie concernant le commerce avec le Tibet, dont le statut est particulier depuis l’invasion chinoise. Un mémorandum du Premier Ministre indien Jawaharlal Nehru, publié en juillet 1954 sur les frontières sino-indiennes, énonce que le traité sur le Tibet est « un nouveau point de départ pour nos relations avec la Chine et le Tibet » et que « ce qui découle de notre politique et de notre accord avec la Chine est que cette frontière devrait être considérée comme ferme et définitive [9] ».

Au sein de cette période pourtant favorable aux relations sino-indiennes, on observe des signes de tensions. Au Tibet, la révolte de 1959 et sa répression brutale par l’armée chinoise, puis la fuite du Dalaï-lama en Inde, entraînent un regain des tensions entre les deux pays. Pékin accuse New Delhi de « soutenir la rébellion, de protéger les rebelles tibétains en armes dans les régions frontalières du Nord-Est et d’aider les insurgés à partir des positions avancées près de la frontière tibétaine [10] ». Face à ces critiques, le gouvernement indien décide de renforcer les avant-postes frontaliers existants et d’en établir de nouveaux, parfois plus avancés.

A la suite de l’invasion du Tibet, l’Inde étend son influence vers le Nord par le biais de son administration et de son armée. Le 20 novembre 1950, Nehru proclame au Parlement indien : « nos cartes montrent que la ligne McMahon est notre frontière […]. Nous maintenons cette position, et nous ne laisserons personne traverser cette frontière[11] ». L’Inde annexe le Tawang trois mois plus tard, une région stratégique dont le monastère était historiquement rattaché au Tibet. Lhassa proteste vigoureusement mais les Chinois ne réagissent pas, malgré la présence de troupes à proximité. Nehru met en place sa « politique de l’avant » (forward policy), les soldats indiens se rapprochent alors dangereusement de l’armée chinoise.

L’un des principaux arguments de la Chine pour justifier ses revendications est celui des liens sociaux, économiques et religieux qui relient la région du Tawang ainsi qu’une grosse partie de l’Arunachal au Tibet. En effet, le Tawang est le lieu de naissance du sixième Dalaï-lama, des officiels tibétains l’ont longtemps administré et « ses habitants pensaient tous être Tibétains [12] ».

The chilly winds of Sela Pass, Arunachal Pradesh.
Photo by Mayur More on Unsplash

Une escalade des tensions à plus de 4000m d’altitude

Lors de la rencontre entre Zhou Enlai et Nehru à New Delhi en avril 1960, le Premier Ministre indien est catégorique : ce ne sont pas des négociations mais des « discussions ». De son côté, Zhou reste optimiste car il vient de signer un accord avec la Birmanie en janvier qui a résolu des problèmes frontaliers complexes. Il affirme que la Chine est prête à reconnaître la ligne McMahon, si les Indiens renoncent à l’Aksai Chin à l’Est. Ces derniers font alors preuve d’une intransigeance qui apparaît incompréhensible pour les observateurs occidentaux de l’époque. Certains parlent d’un « great power complex [13] » qui aurait poussé Nehru à penser qu’un conflit Inde-Chine verrait s’affronter deux puissances à forces égales. Une telle supposition est toutefois nuancée par les mots du général K. S. Thimayya lui-même, chef d’état-major de l’armée jusqu’en 1961, qui estimait que « la ligne McMahon [était] militairement indéfendable [14] ».

Le 6 octobre 1962, une note de Pékin « ferme finalement et catégoriquement la porte à toutes négociations [15] ». Une semaine plus tard, Nehru affirme dans un entretien avec des journalistes, que l’armée avait reçu l’ordre de « libérer notre territoire [16] ». Cette déclaration sonne comme un ultimatum pour les Chinois. Ils pensent qu’une attaque indienne sera facile à repousser mais veulent tout de même asséner un coup suffisamment fort pour dissuader l’Inde de maintenir ses revendications. Suite à une série d’escarmouches au niveau de l’avant-poste de Dhola, Pékin lance donc une offensive le 20 octobre et avance au-delà de la ligne McMahon.

Comme anticipé, dès le début des affrontements, il est extrêmement difficile pour l’armée indienne d’acheminer des troupes d’infanterie légère dans la zone. L’Arunachal est une région densément boisée dans les vallées et la ligne McMahon passe à plus de 7000 m d’altitude à certains endroits. Du côté indien, toutes les armes et munitions devaient être acheminées à dos d’hommes, souvent non-acclimatés à l’altitude. Alors que l’Armée Populaire de Libération (APL) transporte les armes lourdes par camions jusqu’à Thagla Ridge, puis à dos d’ânes pour traverser. Il paraissait donc militairement impossible de déloger les Chinois de la crête et de leur résister. L’avantage chinois est écrasant et l’armée continue son avancée jusqu’à Tawang avant d’établir un cessez-le-feu.

Pékin aurait pu récupérer l’avant-poste problématique de Dhola et s’arrêter là mais l’offensive se poursuit, et ce pour plusieurs raisons. Afin de prouver sa supériorité en Asie, la Chine pensait devoir discréditer son concurrent direct et perturber son progrès économique et social. A une échelle plus large, il pouvait également s’agir d’une volonté chinoise d’impressionner les nations d’Asie du Sud-Est et de prouver que le seul moyen de progresser dans le monde moderne est la voie communiste [17]. Une étude du Stanford Research Institute montre également que l’Union soviétique et l’Ouest étaient visés par cette volonté d’afficher « que la Chine communiste avait une forte capacité militaire et la volonté de l’utiliser [18] » ainsi que de « gêner et [d’] empêcher les efforts soviétiques pour aider l’Inde [19] ». Cette offensive chinoise s’inscrit également dans une tendance historique qui voit se développer un expansionnisme chinois pendant les périodes de contrôle fort du gouvernement central. Les revendications de la RPC sont identiques à celles des régimes précédents, nationaliste comme impérial. Enfin, on retrouve l’idée très actuelle de la volonté de sécuriser les voies de communication [20].

La victoire chinoise est sans appel et elle a exposé la faiblesse militaire indienne aux yeux du monde entier. Le statu quo est rétabli dans la NEFA par le retrait des troupes chinoises jusqu’à la ligne McMahon. Pékin exige alors que les négociations reprennent afin de régler définitivement le litige frontalier. Ceci s’inscrit dans la continuité de la lettre de 1959 de Zhou Enlai. Paradoxalement, New Delhi campe sur sa position d’avant-guerre et ce, malgré la défaite indiscutable. Face à un tel immobilisme, Zhou met fin à la correspondance privée qu’il entretenait avec le Premier Ministre indien, il l’accuse d’avoir « une approche malhonnête qui montre que l’Inde n’avait aucune intention de prendre part à des négociations [21] ».

Un règlement unilatéral dont les failles génèrent un conflit gelé

La dispute frontalière est relancée en 1987. Cet évènement est souvent considéré comme le second « round » de la guerre sino-indienne. Le Général Sundarji, chef de l’armée indienne, tourne de nouveau son attention vers l’Arunachal Pradesh. Cette insistance des Indiens au Nord, qui pensent que la ligne McMahon est trop au Sud, sera nommée le « Longju syndrome ». Les Indiens organisent rapidement l’opération Falcon pour déployer leurs forces à la frontière et confronter directement la Chine. Il s’agit de la forcer à l’offensive, selon le même mode opératoire que l’opération Brasstacks en 1986 : un exercice militaire à la frontière pakistanaise qui avait pour objectif de « créer une situation dans laquelle le Pakistan serait obligé d’attaquer [22] ». La confrontation prend fin en août 1987, sûrement à la suite d’un rappel à l’ordre américain. Des réunions régulières entre les commandants des deux armées permettent de maintenir le statu quo. L’armée indienne reste cependant déployée. Ce litige frontalier joue un rôle de catalyseur dans le processus de militarisation de la région. En effet, l’Inde met en place un programme de modernisation de ses forces armées en 1963 grâce auquel elle devient une puissance militaire régionale dès les années 1970.

On assiste dans la région à ce que Smetana et Ludvik appellent le paradoxe de stabilité-instabilité [23]. En effet, les deux pays sont des Etats nucléarisés donc le conflit ouvert est désormais quasiment impossible du fait de la dissuasion et de l’interdépendance économique. Toutefois, l’instabilité demeure et provoque des conflits de basse intensité comme cela a été le cas avec l’attroupement de forces de l’APL le long de la frontière. Il arrive parfois que ces conflits dégénèrent comme dans le Ladakh en 2020 où des dizaines de soldats ont trouvé la mort dans des combats rapprochés. Toutefois, ces affrontements n’entraînent pas une escalade vers un conflit de plus grande intensité. Un des facteurs d’explication est que les armes à feu sont interdites lors des conflits, tels qu’ils ont eu lieu en 2017 et en 2020. Ainsi, paradoxalement, les deux armées, qui se modernisent par l’achat de Rafales du côté indien et la construction de deux porte-avions du côté chinois, sont forcées de respecter cette règle et de se battre à mains nues.

En février 2021, Delhi et Pékin ont signé un « accord de désengagement mutuel » qui permet la stabilisation du rapport de force au sommet de l’Himalaya mais concerne uniquement la partie ouest du Ladakh. Ainsi, « la situation à la frontière restera explosive, mais n’explosera pas [24] ».


[1] Il s’agit de suivre la délimitation des courants d’eau dans le dessin de la frontière et ainsi s’en remettre à des caractéristiques purement géographiques.

[2] Steven A. Hoffmann, India and the China Crisis (Berkeley: University of California Press, 1990), 25.

[3] T. S. Murty, Frontiers: A Changing Concept (New Delhi: Palit & Palit Publishers, 1978), 124.

[4] François Joyaux, « La Chine, ses frontières et l’équilibre de l’Extrême-Orient, » in La politique asiatique de la Chine, ed. P. de Beauregard et al. (Paris : Fondation pour les études de défense nationale, 1986), 18.

[5] Jyotsna Saksena, « Le conflit sino-indien de 1962, » Guerres mondiales et conflits contemporains, no. 195, Dossier : les conflits en Asie du Sud (1947-1999) (Septembre 1999) : 53.

[6] A. Oye Cukwurah, The Settlement of Boundary Disputes in International Law (Manchester: Manchester University Press, 1967), 159.

[7] Saksena, « Le conflit sino-indien de 1962, » 49.

[8] Panchsheel, External Publicity Division, Ministry of External Affairs, Government of India, published on January 01, 2004, 2. http://mea.gov.in/Uploads/PublicationDocs/191_panchsheel.pdf.

[9] D. R. Mankekar, Guilty Men of 1962 (Bombay: Tulsi Shah Enterprises, 1962), 138.

[10] Saksena, « Le conflit sino-indien de 1962, » 57.

[11] Rajani Kanta Patir, Dawn in the East: an autobiography (New Delhi: Vitastā, 1999), 167.

[12] James Barnard Calvin, « The China-India Border War, » Marine Command and Staff College (April 1984).

[13] Hoffmann, India and the China Crisis, 50.

[14] Saksena, « Le conflit sino-indien de 1962, » 59.

[15] Neville Maxwell, “Sino-Indian Border Dispute Reconsidered,” Economic and Political Weekly 34, no. 15, (April 1999): 912.

[16] Ibid.

[17] Sir Percival Griffiths, “India during the Chinese Invasion,” The Royal United Service Institution Journal 108, no. 631 (August 1963): 213-214.

[18] Hoeber, et. al., « Boundary Conditions of the Sino-Indian Conflict, » Stanford Research Inst., June 1, 1963, 4.

[19] Ibid.

[20] Ibid, 38-39.

[21] Maxwell, “Sino-Indian Border Dispute Reconsidered,” 914.

[22] Ravi Rikhye, The War That Never Was: The Story of India’s Strategic Failures (New Delhi: Chanakya Publications, 1988), 35.

[23] Michal Smetana and Jan Ludvik, “Between war and peace: a dynamic reconceptualization of ‘frozen conflicts’,” Asia Europe Journal 17, no. 1 (March 2019): 10.

[24] Manju Singh, “Arunachal Pradesh: Wonderland with Explosive Frontier,” The Indian Journal Of Political Science 71, no. 3 (September 2010): 891.