Panorama de la complexité de la guerre interétatique moderne et future

L’Association des Jeunes Internationalistes publie un article rédigé par Louis Campagnie, étudiant du Master en Relations Internationales à l’Université Paris II Panthéon-Assas & Sorbonne Université.

L’essence de la guerre et le tissu qui la compose, de Sun Tzu à Clausewitz, ont été largement étudiés sans que jamais ne soit entraperçu un horizon fini. Cela n’est par ailleurs pas prêt d’arriver. Néanmoins, les évolutions à la fois technologiques et du contexte international amènent à penser que la guerre prochaine, tout en étant plus complexe qu’autrefois, se rapproche dangereusement. La guerre moderne et future, en effet, revêt déjà et revêtira des facettes toujours plus nombreuses. A l’aune d’un possible retour des conflits interétatiques et de la guerre dite de « haute intensité », quelque peu oubliée ces trois dernières décennies sur l’autel de l’importance des conflits asymétriques et de la menace terroriste, une réflexion s’impose sur la possibilité pour les démocraties occidentales de remporter un conflit majeur. Il n’est pas anodin que ce retour de la haute intensité domine le discours stratégique américain [1] et maintenant français [2]. Ce terme de « haute intensité » est – peut être volontairement – difficilement défini par la doctrine militaire française. On retiendra que ces dernières le définissent comme une « opération où l’ensemble des fonctions opérationnelles est activé pour s’opposer à une violence caractérisée de l’adversaire »[3]. Ici, il s’agira principalement d’opposer ce terme aux guerres asymétriques, c’est à dire où les forces des belligérants sont incomparables et déséquilibrées, et d’imaginer un conflit interétatique où les antagonistes disposent de capacités plus ou moins égales et s’engagent dans un conflit aux enjeux si majeurs qu’il invoque l’entièreté du spectre de leurs forces respectives. En l’espèce, jamais depuis la fin de l’Union soviétique, l’Occident n’avait autant connu la menace d’un conflit armé avec des Etats aux capacités quasi-égales (near-peer competitors), sinon égales. Mais depuis cette époque, les technologies et tactiques militaires ont évolué vers toujours plus de complexité. Ce court article ne vise pas tant à ajouter des éléments nouveaux aux réflexions autour de la guerre. Son but est seulement d’entrouvrir la porte menant à l’abyssale complexité qu’impliquent les conflits d’aujourd’hui.

L’analyse du fait guerrier nécessite en premier lieu une gymnastique intellectuelle difficile tant il est tentant d’isoler certains sujets alors même que ceux-ci ne peuvent être analysés correctement que dans leurs relations les uns avec les autres. L’interdépendance des acteurs et des moyens au sein d’un écosystème de défense cohérent est en effet aujourd’hui au coeur des problématiques militaires. Cette interdépendance est d’autant plus complexe que les domaines dans lesquels la guerre peut avoir lieu se sont multipliés. Mais plus encore, c’est la nature de la conflictualité qui a changé. Celle-ci s’est à la fois durcie et diluée dans le temps et les sociétés et n’est plus seulement exclusive à l’appareil de défense traditionnel. Enfin, il est important de questionner la possibilité pour nos sociétés de faire la guerre alors même que celle-ci nous est bien plus inconnue qu’au siècle dernier. Ces éléments, certes insuffisants pour traiter de manière complète du problème de la guerre, offrent déjà une porte d’entrée intéressante pour mieux cerner la complexité des conflits d’aujourd’hui et du futur.

La multiplication des domaines : maitriser l’ensemble du spectre du conflit

La doctrine américaine offre justement une porte d’entrée assez pertinente à la complexité des guerres modernes. Un terme revient souvent, si ce n’est à peu près partout depuis le milieu des années 2010 : les multi-domain operations (MDO). Donnons d’ores-et-déjà une définition de ce terme anglais un peu barbare pour les oreilles d’un néophyte. Les MDO consistent à « intégrer et combiner les effets des nouveaux domaines dans les opérations interarmées aux niveaux opératif et tactique avec un cycle décisionnel accéléré, afin de surprendre, saturer ou déstructurer l’adversaire [4] ». Le Training and Doctrine Command (TRADOC) de l’US Army s’efforce aujourd’hui d’orienter les efforts des armées américaines pour qu’elles intègrent pleinement ces nouvelles tactiques de combat dans leur fonctionnement opérationnel. Le fond de la doctrine n’est pas nouveau. Des corps d’armée interarmes napoléoniens à la Blitzkrieg, la combinaison des moyens militaires dans divers domaines pour obtenir l’avantage stratégique est à la source des plus grandes victoires guerrières de l’histoire. Néanmoins, la rupture provient de la multiplication des domaines en une période limitée dans le temps (depuis la fin du 20eme siècle principalement). Les domaines spatial, cyber et informationnel sont et seront à l’origine de multiples évolutions des tactiques militaires, sinon – pour certains – d’une nouvelle Révolution dans les affaires militaires (RMA). La superposition et l’interconnexion de ces domaines rend la planification stratégique plus dense et exigeante que jamais. Les généraux voient leur travail se complexifier au point où de nombreux espoirs se portent aujourd’hui sur l’intelligence artificielle en matière de prise de décision [5]. Derrière les questions éthiques (peut-on laisser un ordinateur décider du cours d’une bataille ?) se trouvent en réalité la nécessité de garder l’avantage technologique, et par extension opérationnel, dont a joui le camp occidental – principalement les Etats-Unis – ces dernières décennies. En quelque sorte, ce n’est plus tant la futilité accrue d’un nouvel avion ou la puissance d’un missile qui permettra la victoire mais plutôt la maitrise d’un art combinatoire permettant le contrôle du tempo de la bataille. La technologie, plus complexe et complète que jamais, est un outil pour arriver à cet objectif. Pour certains, elle est aujourd’hui bien plus à même de prendre le meilleur ensemble de décisions que l’homme, dont les capacités intellectuelles sont naturellement limitées.

Les évolutions capacitaires et technologiques de l’armée russe dans tous les domaines (ici le chasseur multirôle russe Sukhoi-S35) obligent les décideurs occidentaux à ré-imaginer leur tactique et stratégie militaire, notamment à travers l’approche multi-domaine.

La France n’est pas en reste. En retard certes sur les Etats-Unis, elle s’emploie néanmoins à inclure ces nouvelles dimensions dans son appareil de défense. L’achat d’équipements à la technologie plus avancée et plus adaptée, la multiplication des manoeuvres d’entrainement interarmes, interarmées et interalliées ou bien seulement le changement général du discours montre une volonté de ne pas se laisser distancer dans le combat moderne. Les termes « multimilieux » ou « multichamps », à l’instar des Etats-Unis, à apparaitre dans les documents officiels [6]. Les programmes SCORPION (et notamment le nouveau système d’information et de commandement SCIS qu’il apporte), TITAN, EURODRONE ou bien SCAF (Système de combat aérien du futur) s’intègrent dans cette logique. Ils permettront par l’innovation technologique d’accélérer la prise de décision sur le terrain, de renforcer le combat collaboratif, le partage de l’information et, in fine, d’améliorer l’efficacité opérationnelle de l’appareil militaire français. Quelques doutes néanmoins peuvent être émis sur les dates annoncées de perception de ces nouveaux équipements. 2030 pour le SCAF, 2040 pour TITAN, 2038 pour le Porte-avion de nouvelle génération (PANG), ces délais sont-ils réellement en phase avec l’évolution capacitaire et technologique de nos rivaux ? La Chine et la Russie, en plus de disposer de l’avantage du nombre dans de multiples domaines, pourraient rattraper, égaler, voire dépasser les capacités françaises dans un avenir très proche – si ce n’est pas déjà le cas. En réalité, c’est l’ensemble des capacités humaines, matérielles et de commandement qui doivent être repensées et adaptées aux conflits futurs.

Au-delà du combat, une conflictualité transformée

Plus encore que dans le combat guerrier stricto sensu, le monde est rentré dans une situation d’hypercompétition permanente structurée autour de grandes puissances (Etats-Unis, Chine et Russie) cherchant de manière persistante à éroder l’avantage concurrentiel de leurs adversaires [7]. Dans cette compétition, les avantages sont éphémères et constamment contestés. Cela implique un investissement continu dans tous les domaines dans lesquelles la conflictualité peut apparaitre. Ici aussi, l’époque contemporaine offre de nouveaux outils aux Etats (mais pas seulement) pour favoriser leurs intérêts et nuire à ceux de leurs rivaux. Ainsi, on assiste – en plus d’un durcissement des tensions (course à l’armement, politique expansionniste de certains Etats…) – à une diffusion de la menace qui ne touche plus seulement les institutions étatiques mais également chaque individu. La conflictualité se diffuse dans le temps de paix. Les frontières entre la paix, justement, et la guerre s’en trouvent brouillées et de moins en moins discernables.

Bien qu’il ne soit pas le seul domaine, le cyberespace est probablement l’exemple le plus actuel et le plus parlant. En effet, celui-ci ne se limite pas aux attaques informatiques et autres virus qui viendraient paralyser ou handicaper un ennemi (Stuxnet étant le plus connu). Internet et ses réseaux sociaux, dit cinquième pouvoir, ramène l’individu au centre de l’échiquier géopolitique tout en faisant de lui la cible idéale d’Etats aux moyens puissants. L’information devient alors la clé de voûte de l’affrontement en temps de guerre mais aussi de paix. « L’art de la guerre, c’est de soumettre l’ennemi sans combat », écrivait Sun Tzu. Aujourd’hui, par le contrôle et l’usage habile de l’information par-delà ses propres frontières, un Etat peut diviser un pays de l’intérieur, saper la légitimité politique d’une opération extérieure (les russes aux Sahel, par exemple [8]) ou encore réduire à peau de chagrin la volonté de sa population de mener une guerre avant même qu’elle ne l’ait commencé. Les sociétés occidentales, où l’information reste encore largement transparente et internet relativement libre, sont particulièrement vulnérables à des actions coordonnées venant de l’étranger visant à manipuler l’opinion publique et à handicaper leur capacité de réponse militaire ou diplomatique. Certains parlent d’information warfare [9] ou de social warfare [10] qui, tout en étant très dépendants du cyber espace, deviennent un domaine de la conflictualité distinct (au même titre que la terre, la mer, l’air et l’espace). Le monde civil, de plus en plus acteur de la compétition internationale, se doit donc d’être de plus en plus impliqué dans la défense.

Est-on encore prêt à faire la guerre ?

Les perspectives d’une intensification des conflits futurs et d’une diffusion de ces derniers au sein des peuples amènent justement à réévaluer la nécessité d’instaurer dans la société un esprit de défense qui permettrait de renforcer la résilience de la nation [11]. Aucune technologie ou infrastructure, aussi moderne soit-elle, ne peut remplacer la volonté d’une nation de se défendre contre ceux qui la menacent. La guerre n’est-elle pas, comme l’écrivait Clausewitz, un duel visant à imposer à l’autre sa volonté ? [12] Cela passe bien évidemment par une meilleure compréhension pour le citoyen du rôle des armées, alors même qu’on a voulu depuis deux décennies les déposséder de leur identité guerrière [13] (et quand bien même les soldats français n’ont jamais réellement cessé de
faire la guerre). L’Etat doit donc faire prendre conscience à ses citoyens de l’importance de souder une nation suffisamment solide pour résister aux crises aussi bien endogènes qu’exogènes, et ce au-delà des divergences politiques qui portent le plus souvent sur des sujets internes. C’est d’autant plus important aujourd’hui où l’ennemi peut s’attaquer directement aux infrastructures civiles (réseaux de transports, de transactions boursières, internet etc…) afin de générer une crise sociale puis gouvernementale majeure. Pour atteindre un tel objectif, l’esprit de défense de la nation doit se diffuser à tous les niveaux de la société : éducation, médias, politique, culture etc… Que se passerait-il si la conscription devenait nécessaire à la poursuite de l’effort de guerre ? Combien de français répondraient présents ? Toujours est-il qu’en tant que démocratie libérale, la France doit trouver un juste équilibre qui l’empêche – bien heureusement – de tomber dans le militarisme exalté propre aux régimes autoritaires.

Cet esprit est primordial pour une démocratie occidentale comme la France qui pourrait ne pas accepter autrement les sacrifices qu’implique un conflit de grande ampleur. Le 16 décembre 2019, suite à la mort de 13 soldats français dans la région du Sahel, Emmanuel Macron convoque les dirigeants de la région afin « qu’ils clarifient et formalisent leurs demandes à l’égard de la France et de la communauté internationale » [14]. Bien que cette rencontre prenne sa source dans des considérations politiques plus profondes que la mort de ces soldats, la réaction française montre une sensibilité exacerbée à une tragédie qui, s’il ne faut pas la relativiser sur le plan humain, serait un évènement bien peu important dans une guerre du siècle passé. La question se pose alors du refus de la mort dans les sociétés démocratiques occidentales qui n’ont pas connu la guerre de haute intensité depuis des décennies. C’est en fait l’adéquation entre les valeurs libérales occidentales et de la conduite de la guerre dont il est ici question. Le refus du sacrifice peut être mis en parallèle avec le refus de certaines formes de violence. Comment gagner un conflit au sein duquel l’adversaire se permet d’avoir recours à des armes très efficaces mais moralement inacceptables ? Il y a alors des enjeux philosophiques et sociaux particulièrement importants qui entrent en jeu pour une démocratie libérale comme la France.


Conclusion

Comme souligné précédemment, nombre des notions abordées ici ne sont pas fondamentalement nouvelles : le contrôle de l’information et des communications, la nécessité de maintenir un esprit de défense et le multi-domaine sont le propre de la plupart des guerres depuis bien longtemps. Néanmoins, la récurrence de ces concepts d’abord dans la littérature scientifique puis dans les écrits officiels témoigne de leur importance renouvelée et de la multiplication des points vulnérables face à ces menaces qui s’étendent à toutes les sphères de la société. La littérature scientifique dispose justement d’un pouvoir d’influence important à l’échelle politico-militaire. Chaque publication et nouveau concept doctrinal s’insère dans un continuum littéraire qui tente par tous les moyens de tirer les leçons du passé pour mieux anticiper le futur et, peut être, s’infiltrer dans les rouages de l’appareil politique. C’est de s’affranchir de la myopie qui mène à l’impréparation dont il s’agit ici. Pour la France, rien n’est aujourd’hui plus essentiel si elle ne veut pas subir à nouveau l’une de ces « étranges défaites » [15] qui hantent son sommeil.


[1] UNITED STATES DEPARTMENT OF DEFENSE, Summary of the 2018 Nation Defense Strategy : Sharpening the American Military’s Competitive Edge, janvier 2018 (https://dod.defense.gov/Portals/1/Documents/pubs/2018-National-Defense-Strategy-Summary.pdf) : “Inter-state strategic competition, not terrorism, is now the primary concern in U.S. national security”.

[2] Le terme « haute intensité » apparait à six reprises dans l’Actualisation stratégique 2021 publiée par le Ministère des armées.

[3] MINISTÈRE DE LA DÉFENSE – COMMANDEMENT INTERARMÉES DE CONCEPTS, DOCTRINES ET EXPÉRIMENTATIONS, Glossaire interarmées de terminologie opérationnelle, décembre 2013, amendé juin 2015.

[4] ETIENNE FAURY, « Les opérations multidomaines, une révolution militaire », Revue de défense nationale, Chocs stratégiques – Regards du CHEM – 69e session, 2020.(https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article-cahier.php?carticle=235)

[5] SHERRILL LINGEL, JEFF HAGEN, ERIC HASTINGS, MARY LEE, MATTHEW SARGENT, MATTHEW WALSH, LI ANG ZHANG, DAVID BLANCETT, « Joint All-Domain Command and Control for Modern Warfare – An Analytic Framework for Identifying and Developing Artificial Intelligence Applications », RAND Corporation, 2020.

[6] MINISTÈRE DES ARMÉES, Actualisation stratégique, 2021, pp. 46.

[7] Hypercompetition and Advantage in the PACOM AoR, The United States Army War College, 22 mai 2018.(https://www.ausa.org/sites/default/files/lanpac-2018/lanpac-2018-hypercompetition-forum.pdf)

[8] « Le lion, l’ours et les hyènes : acteurs, pratiques et récits de l’influence informationnelle russe en Afrique subsaharienne francophone », Institut de recherche stratégique de l’école militaire, juillet 2021. (https://www.irsem.fr/media/5-publications/etude-irsem-83-audinet-le-lion-ok.pdf)

[9] ROGER C. MOLANDER, ANDREW RIDDILE, PETER A. WILSON, « Strategic Information Warfare: A New Face of War. Santa Monica », RAND Corporation, 1996. (https://www.rand.org/pubs/monograph_reports/MR661.html)

[10] « Le social warfare, cette nouvelle menace contre les démocraties occidentales », Meta Défense, 27 janvier 2021. (https://www.meta-defense.fr/2021/01/27/le-socialwarfare-cette-nouvelle-menace-contre-les-democraties-occidentales/)

[11] GUILLAUME LEUENBERGER, « Esprit guerrier et société : du Regimental Spirit à la nation en armes, la tentation d’Eirene », Revue de défense nationale, avril 2021.

[12] CARL VON CLAUSEWITZ, De la Guerre, Editions de Minuit, 1 avril 1959 (original paru en 1832) : « « La guerre est un acte de violence dont l’objectif est de contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté. »

[13] BÉNÉDICTE CHÉRON, Le soldat méconnu – Les Français et leurs armées : état des lieux, Armand Colin, 2018, p.13 : « L’acte combattant qui caractérise l’engagement militaire était chargé d’une mémoire trop douloureuse, alors il a été peu à peu évincé de l’imaginaire collectif français ».

[14] « Opération Barkhane : après la mort de 13 soldats français, Macron convoque le G5 Sahel à Pau pour une « clarification », FranceInfo, 5 décembre 2019.(https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/niger/operation-barkhanemacron-convoque-le-g5-sahel-a-pau-pour-une-clarification-franche_3731755.html)

[15] MARC BLOCH, L’étrange défaite, Gallimard, 20 avril 1990 (original paru en 1940) : l’expression est aujourd’hui célèbre et désigne la défaite française face aux forces de l’Allemagne nazie lors de la Bataille de France en 1940.