L’Association des Jeunes Internationalistes publie un article rédigé par Liam Hutton, étudiant du Master en Relations Internationales à l’Université Paris II Panthéon-Assas & Sorbonne Université.
Aujourd’hui l’Iran a l’arme nucléaire. Ou peut-être demain. Je ne sais pas… Si à la Maison Blanche comme à la Knesset cette notion fait froid dans le dos, qu’en est-il pour la France ? Le pays qui aurait soutenu le programme nucléaire du Shah risque-t-il vraiment une offensive de la part de la République des Mollahs ? Cette perspective semble peu probable à court terme, mais le danger d’un Iran nucléairement doté ne se limite pas à cela. L’objectif de cet article sera de présenter quelques attentes que l’on peut escompter, ou non, d’une arme nucléaire entre les mains de Téhéran et les conséquences concrètes pour les intérêts de la France.
Comprendre la perception d’une menace iranienne
Pour comprendre la terreur qu’inspire, à Washington et Jérusalem, la possibilité d’une République Islamique d’Iran dotée d’armes nucléaires et des vecteurs nécessaires à la projection de cette menace, il faut revenir au récit auquel s’adonnent les principaux médias dans ces pays. Il donne l’image d’un Etat à la prise de décision profondément irrationnelle car entre les mains de « Mollahs fous ». Cette rhétorique trouve sa source dans le traumatisme de l’échec que fut la révolution de 1979 pour la politique étrangère des Etats-Unis, et fut remise au goût du jour par l’expression d’ « Axe du mal » utilisée par George W. Bush lors du discours annuel sur l’état de l’union en 2002. [1] Ce récit évoque non seulement l’antisémitisme et la violence du discours d’anciens chefs de gouvernement iraniens comme Mahmoud Ahmadinejad, mais aussi l’utilisation de proxys terroristes par ce régime en Iraq, au Liban, au Yémen et plus près de chez nous en Bosnie.
L’Iran fait donc bien peur, et la perspective qu’il obtienne l’arme nucléaire suggère, à qui croit en ce récit, qu’elle serait utilisée pour menacer Israël ou qu’elle tomberait dans les mains d’organisations terroristes proches du régime. De plus, si l’on est certain que l’Iran est dirigé par des fous alors on ne peut pas croire en une dissuasion nucléaire envers un acteur qui ne serait pas rationnel. L’Iran serait donc, selon Kroenig, fondamentalement différent d’autres proliférateurs comme l’Etat Hébreu, l’Inde ou le Pakistan, car il serait un « proliférateur offensif », dont l’obtention de l’arme nucléaire serait faite à des fins destructrices pour d’autres acteurs et non défensives. [2] Ces propos montrent une profonde différence de traitement entre Etats dotés de l’arme nucléaire de longue date à qui l’on fait confiance et tout Etat désireux de les imiter qui est instantanément suspect. [3]
Cependant ce discours doit certainement être remis en question. Loin de moi l’idée que l’Iran devrait être totalement reconsidéré comme un Etat de droit respectueux de toutes les conventions internationales. Mais au moins, un décisionnaire sérieux et pragmatique se doit de ne pas tomber dans un récit visant à démoniser un acteur politique qui a des intérêts, des ambitions et des idées qui lui sont propres et dont une partie sont tout à fait légitimes et acceptables. Je ne prendrai pas non plus le parti de Waltz et Mearsheimer qui suggèrent que cette image désastreuse de l’Iran en Occident, et surtout aux Etats-Unis est due presque entièrement aux efforts d’un lobby pro-israélien. En effet, je pense qu’une bonne partie des reproches faits à l’Iran sont en grande partie le produit d’une politique intérieure incompatible avec nos normes et valeurs, ainsi que d’une politique étrangère parfois incompatible avec nos intérêts et souvent agressive.
D’inquiétudes socialement construites à des risques bien concrets
Ceci nous amène aux risques réels que pose un Iran nucléairement doté, et ils se déclinent en trois peurs principales : une potentielle course aux armes nucléaires dans toute la région, la fin du régime international de non-prolifération et un élan expansionniste pour un Iran nouvellement nucléaire.
Tout d’abord, selon certains observateurs, l’obtention de l’arme nucléaire par l’Iran serait l’étincelle qui lancerait une trainée de poudre régionale.[4] Si les principaux acteurs régionaux ne font pas confiance à l’Iran, comme l’Arabie Saoudite ou les Emirats Arabes Unis, alors ils pourraient chercher à obtenir leur propre programme nucléaire. Ce serait donc afin de tenir en échec les ambitions supposément expansionnistes de l’Iran. Cependant, si certains Etats ont le potentiel économique, voire auraient le soutien technologique, nécessaire pour mener un tel projet, il est plus difficile d’établir un lien de causalité directe. Pour citer Bertram « quiconque verrait une bombe iranienne comme un facteur clé décidant l’Arabie Saoudite, l’Egypte ou d’autres pays à en obtenir une aussi doit d’abord expliquer pourquoi pour quarante ans la bombe israélienne n’a pas eu le même effet ». [5] Cependant, un certain regain d’intérêt pour le nucléaire civil, notamment aux Emirats Arabes Unis, est à noter.
Qu’en serait-il alors pour le régime légal international imposé par le Traité de Non-Prolifération ? Quel message serait envoyé à la communauté internationale si on permettait à l’Iran son accession au club fermé des EDAN ? [6] Cette question-là est bien plus épineuse car il apparaît qu’un tel évènement remettrait en cause non seulement ce traité mais avant tout la capacité de ses signataires et du Conseil de Sécurité de le faire appliquer. Hobbes disait « Les conventions, sans l’épée, ne sont que des mots ». [7] Cependant cette analyse serait trop simpliste. Pourquoi est-ce qu’aussi peu de pays ont l’arme nucléaire ? Ce n’est pas tant par coercition en conséquence du traité mais surtout parce que peu d’Etats désirent obtenir l’arme ou ont intérêt à l’obtenir.[8] L’Allemagne, le Japon et la Corée du Sud ont abandonné leurs projets en échange de garanties de sécurité de la part de leur allié commun. Aujourd’hui, peu nombreux sont les Etats qui pensent avoir besoin de l’arme nucléaire pour se défendre et, par conséquence, qui cherchent à la développer. Cependant le cas d’un Etat signataire au TNP qui le quitterait ou le violerait serait un précédent inquiétant que l’Iran pourrait bien concrétiser.
Enfin vient la notion qu’un Iran nucléairement doté serait immédiatement plus agressif dans son voisinage et sur la scène internationale. Une comparaison est faite avec le précédent du Pakistan qui, en 1999, obtint l’arme nucléaire et se lança dans une série de provocations qui menèrent à la guerre de Kargil et une crise nucléaire en 2000 et 2001. [9] Ceci coïncida avec un soutien massivement accru pour des mouvements terroristes au Kashmir comme Lashkar-e-Taiba, chose que l’on pourrait bien imaginer de la part de l’Iran avec le Hezbollah, les Houthis, le Hamas ou l’organisation Jihad Islamique. Une telle escalade mènerait l’Iran à être non seulement encore plus marginalisé dans la région, mais potentiellement entrainé dans un conflit conventionnel avec un de ses voisins. Cependant, les précédents nucléaires suggèrent que les armes nucléaires sont de piètres armes lorsqu’utilisées à des fins offensives. [10] L’Iran, comme tout Etat nouvellement doté, risque de se sentir galvanisé pendant un temps, mais se rendra vite compte que sa position n’en est qu’à peine plus confortable du fait de cette nouvelle acquisition. La question est de combien de temps faudra-t-il avant que cet Etat ne s’en rende compte.
Le nucléaire iranien : un danger nucléaire plus qu’un danger iranien
Cependant, le potentiel d’un Iran nucléaire n’est pas une mauvaise chose uniquement parce que l’on parle de la République Islamique. En effet, si un nouvel Iran nucléaire pose certains problèmes, c’est en grande partie parce qu’une nouvelle puissance nucléaire, quelle qu’elle soit, pose problème. Il existe un débat fort intéressant sur les bienfaits et risques de la prolifération nucléaire et il vaut la peine de revenir sur la référence principale dans chaque camp : Scott Sagan pour le parti de la précaution et Kenneth Waltz pour celui de la prolifération.
Waltz part d’un constat assez simple : la prolifération est inévitable, il faut donc s’y faire, voire y trouver son compte et lui reconnaître quelques bons aspects. [11] Le désarmement des puissances existantes est selon lui impensable : si l’Ukraine, la Biélorussie, le Kazakhstan, l’Afrique du Sud, le Chili, le Japon et tant d’autres ont abandonné leurs armes ou leur programme, la vaste majorité des ogives sont possédées par les Etats-Unis et la Russie en tête puis la Chine, la France et le Royaume-Uni qui n’ont aucune intention d’abandonner cet ultime argument. En plus de cela, le progrès technique s’accroît au point que les infrastructures, ogives et vecteurs sont de plus en plus petits et de moins en moins onéreux. Il identifie un cas de figure où la parité nucléaire a eu un effet stabilisant : la Guerre Froide. [12] Selon lui la destruction mutuellement assurée fut un point clé de cette paix, et cela dû à un « effet grisant » que la potentielle destruction nucléaire a sur la prise de décision politique selon les analyses de Jervis. [13] En découle une proposition minoritaire dans la littérature académique sur le sujet : la prolifération sélective pour créer des parités nucléaires régionales et équilibrer les points chauds du globe. En effet si Waltz remet en question les bienfaits de l’arsenal nucléaire israélien c’est parce que, selon lui, il faut plusieurs puissances moyen-orientales qui s’équilibrent ou aucune qui ne détient d’arme de destruction massive. [14]
La précaution de Scott Sagan se résume bien à une de ses phrases emblématiques « Waltz et les autres optimistes de la prolifération nucléaire confondent les prescriptions de ce qu’un Etat rationnel devrait faire avec les prédictions de ce que des Etats vont faire ». [15] En effet, il distingue la théorie de la paix nucléaire reposant sur une rationalité absolue des acteurs, de la réalité d’une prise de décision imparfaite par des responsables qui ne sont finalement que des humains. Graham Allison avait notamment utilisé le cas de la crise de Cuba de 1962 pour remettre en question la rationalité des acteurs politiques et mettre en exergue des logiques de biais administratifs, idéologiques et factionnels. [16] Face à ces constats, plus il y a d’armes nucléaires (prolifération verticale) et plus il y a d’Etats qui les détiennent (prolifération horizontale), alors plus il y a de risques qu’une explose. [17] Toute organisation a ses failles, que ce soit dans sa prise de décision ou par le biais d’accidents de mise en pratique.[18] Ceci est d’autant plus évident pour ce qui est de l’arme nucléaire car chaque Etat a dû apprendre de ses propres erreurs : Etats-Unis et Union-Soviétique à Cuba, Chine et Pakistan avec leur regain d’agressivité respectifs qui ont tantôt mené à une guerre conventionnelle, tantôt à un duel nucléaire évité de peu. Qu’est-ce qui nous dit que l’Iran apprendra à son tour assez vite et avant qu’un désastre n’ait lieu ? Avec l’Iran, on ne parle d’ailleurs pas d’une démocratie relativement transparente ou d’un Etat totalitaire sachant garder ses armes sous bonne garde. En effet, le processus décisionnel est avant tout accaparé par différentes factions, parfois aux intérêts divergents, entre membres du clergé chiite et hauts-gradés des Gardes de la révolution. [19] Rien ne nous assure aujourd’hui que dans un pays si fragmenté politiquement, la prise de décision concernant l’usage d’armes nucléaires mais aussi leur garde et leur sécurisation serait rationnelle et éviterait des ventes d’armes ou de technologies à d’autres Etats ou des groupes terroristes dans la lignée d’Adbdul Qadeer Khan au Pakistan.
Quels enjeux pour la France ?
Quid de la France et de ses intérêts ? Tout d’abord, la France n’a pas d’intérêt à l’élargissement du club des EDAN auquel elle appartient. Comme membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies et comme puissance nucléaire, toute prolifération nouvelle constituerait une sérieuse remise en question de son statut. Non seulement un honneur perd de sa valeur si n’importe qui peut y accéder, mais encore plus si ses détenteurs ne semblent plus avoir les moyens de décider qui peut y accéder et sous quelles conditions. Loin des peurs d’une pluie d’ogives sur Paris ou d’une course à l’armement internationale dès l’obtention par Téhéran de cette arme, il faut toutefois être conscient des risques associés à toute prolifération nucléaire. Si la France n’a pas l’intention de se débarrasser de son propre arsenal, elle est toutefois éminemment consciente des risques potentiels et des erreurs possibles de la part d’un nouveau proliférateur inexpérimenté et à la structure de pouvoir complexe et dysfonctionnelle.
De plus, la France n’a pas non plus d’intérêt à voir cette prolifération profiter spécifiquement à la République Islamique d’Iran. Certes cet Etat constitue une menace pour des partenaires qui se procurent les nouveaux moyens de leur défense auprès de notre industrie nationale. Mais c’est aussi un adversaire de taille qui est facteur d’instabilité dans la région du Proche et Moyen-Orient. Peut-être dû son idéologie révolutionnaire, ou plutôt pour remodeler un voisinage dont les régimes lui sont hostiles, l’Iran veut profondément changer le visage de la région. Non seulement la France s’engage comme force stabilisatrice dans la région, mais les proxys employés par l’Iran s’opposent directement à certains de nos partenaires et alliés. L’exemple du Hezbollah au Liban est emblématique de cette dynamique, avec une opposition claire à l’influence française dans cette terre historiquement liée à la métropole.
Est-ce qu’une arme nucléaire iranienne pourrait avoir un impact positif pour la France ? Dans l’hypothèse optimiste qu’une dotation iranienne contraindrait les autres puissances régionales à chercher un accord avec cet Etat, alors il pourrait y avoir une opportunité pour la France. En effet, elle faisait partie de l’équipe tripartite ayant lancé l’initiative au début des années 2000 qui aboutira au JCPoA en 2015. Malgré un échec de la part de la France, du Royaume-Uni, de l’Allemagne et de l’Union Européenne à garder cet accord en vie, ce serait une occasion de se redorer le blason et s’implanter durablement dans la région comme puissance médiatrice et normative. Cependant, si la France semble un partenaire quasi-essentiel à tout processus de paix au Moyen-Orient par sa présence historique, le poids de cette image est loin d’être assez pour asseoir notre légitimité comme partie prenante à un potentiel accord. Il nous faut faire preuve de fiabilité et nous rendre crédible face à des partenaires inquiétés par l’opportunisme russe et chinois ou les fluctuations imprévisibles de la politique étrangère américaine. Pour cela, il nous faudra régler les dissensions au sein de l’Union Européenne et parler d’une voix, le poids démographique et économique de l’union renforçant la crédibilité de la France.
[1] Bush, G.W. (2002) State of the Union address, The Washington Post
[2] Kroenig, M. (2014) A time to attack: the looming Iranian nuclear threat
[3] Simpson, G. (2009) Great powers and outlaw states
[4] Taheri, A. (2009) Iran has started a mideast arms race
[5] Dokos, T. (2012) Why Kenneth Waltz is both right & wrong about the « Iranian bomb »
[6] Le Traité de non-prolifération des armes nucléaires de 1968 distingue les EDAN (Etats dotés d’armes nucléaires : Etats-Unis, Union Soviétique, République Populaire de Chine, France et Royaume Uni) des ENDAN (Etats non-dotés d’armes nucléaires, autrement dit tous les autres)
[7] Hobbes, T. (1651) Le Léviathan
[8] Sagan, S.D., Waltz, K.N. (2010) Is nuclear zero the best option?
[9] Lindsay, J.M., Takeyh, R. (2010) After Iran gets the bomb: Containment and its complications
[10] Sechser, T.S., Fuhrmann, M. (2017) Nuclear weapons and coercive diplomacy
[11] Waltz, K.N. (1981) The spread of nuclear weapons: More may be better
[12] Sagan, S.D., Waltz, K.N. (2010) Is nuclear zero the best option?
[13] Jervis, R. (1988) The political effects of nuclear weapons: a comment
[14] Waltz, K. (2012) Why Iran should get the bomb: Nuclear balancing would mean stability
[15] Sagan, S.D. (1994) The perils of proliferation: Organisation theory, deterrence theory, and the spread of nuclear weapons
[16] Allison, G. (1971) The essence of decision: Explaining the Cuban missile crisis
[17] Walsh, J. (1964) C.P. Snow: “Corridors of power” is novel about nuclear policy and politics, closed and open
[18] Sagan, Waltz (1995) The Spread of Nuclear Weapons: an enduring debate
[19] Manning, R.A. (2012) A response to Waltz: Why Iran shouldn’t get the bomb