L’Association des Jeunes Internationalistes publie un article rédigé par Alexandra Eremina, étudiante du Master en Relations Internationales à l’Université Paris II Panthéon-Assas & Sorbonne Université.
Le site d’essais nucléaires de Semipalatinsk au Kazakhstan trente ans plus tard
“On m’a fait savoir que les terrains du site d’essai peuvent aujourd’hui être utilisés. Les scientifiques, les nôtres [kazakhs] et les russes, disent qu’il n’y a pas de radiation et qu’il est possible d’exploiter les sols. Il y a encore des richesses souterraines là-bas, si nous les intégrons dans l’économie, nous aurons de grands avantages.”
Président du Kazakhstan, N.A. Nazarbaev, 25.06.2013
« L’épicentre du monde »
Pendant la guerre froide, le site d’essais nucléaires de Semipalatinsk, situé au Kazakhstan, à 130 km à l’ouest de Semeï, au sud du fleuve Irtych, fut le principal terrain d’essai de l’arsenal nucléaire de l’URSS. Entre 1949 et 1989, 456 essais au total ont été effectués sur ce polygone nucléaire, aussi bien dans l’air que sous terre, ainsi que dans des tunnels de montagne spécialement construits et équipés en fonction. Le territoire de l’ancien polygone, officiellement fermé depuis le 29 août 1991, s’élève à 19 000 kilomètres carrés (l’équivalent du territoire de la Belgique) et est situé à l’intersection de trois oblasts du Kazakhstan : Pavlodar, Karaganda et Kazakhstan Est.
Il faut cependant noter que, malgré les essais nucléaires, les villages et les petites villes autour du site ont été intégrés dans le vaste système soviétique d’Accords de Partenariats et de Coopération (dit APC) et spécialisés dans l’élevage et la production céréalière. À la fin des années 1980, à l’ère de la libéralisation et de l’ouverture en URSS – avec les politiques publiques comme la Glasnost et la Péréstroïka menées par le président Mikhaïl Gorbatchev – est né un vaste mouvement social nommé « Nevada-Semipalatinsk » [1], préconisant la fermeture du site d’essais nucléaires. Le mouvement social a pris de l’ampleur et a abouti à la fermeture du polygone du site, qui a officiellement eu lieu le 29 août 1991. Ainsi, le Kazakhstan a été le premier État à renoncer volontairement à son potentiel nucléaire, et le 29 août a été déclaré Journée internationale contre les essais nucléaires.
Après la déclaration de l’indépendance du Kazakhstan le 16 décembre 1991, le président Noursoultan Nazarbaiev a fait la promesse de transformer la jeune république en « épicentre du monde ». Dans cette optique, la réhabilitation environnementale et le développement économique de la région de Semipalatinsk prennent immédiatement une place cruciale dans l’agenda de recherche de l’Institut de Radioprotection et d’Ecologie (IRBE) créé en mai 1992 paradoxalement sur les locaux de l’ancien siège du site d’essai nucléaire de Semipalatinsk. Encore aujourd’hui, ce centre d’analyse et de recherche joue un rôle majeur dans la formulation de programmes de relance économique et de surveillance des rayonnements de l’ancien terrain d’essai. Le principal (et le plus ambitieux) objectif de l’Institut reste la transformation de 90% du territoire de l’ancien polygone en zones propices à l’activité économique, y compris l’exploitation minière et l’agriculture.
Cependant, l’année de la création de l’IRBE est aussi celle de l’établissement du Centre Nucléaire national de la République du Kazakhstan [2], également été implanté sur le territoire de l’ancien terrain d’essai. Il vise à développer des technologies d’utilisation pacifique de l’énergie nucléaire.
Une préoccupation à résonnance internationale
Le problème des rayonnements résiduels et des déchets radioactifs touche non seulement le Kazakhstan, mais aussi l’Ouzbékistan, le Kirghizistan et le Tadjikistan, qui hébergent des bassins de résidus d’uranium, où environ 800 millions de tonnes de résidus nucléaires continuent d’être stockés sous terre. Les tensions persistantes sur la gestion des déchets radioactifs ont été ravivées en 2011 par le conflit entre le Kazakhstan et le Kirghizistan [3], concernant l’approvisionnement en charbon radioactif.
Dans les faits, les résidents de l’ancien site d’essai de Semipalatinsk et des zones voisines sont exposés, chaque jour, à des rayonnements résiduels. Cette situation peut rappeler le cas des îles Marshall, de la Polynésie française et du Nevada, ainsi que d’autres territoires ayant été transformés en sites d’essais nucléaires durant la Guerre Froide.
La France, qui a refusé en 1963 de signer un traité interdisant les essais d’armes nucléaires, a procédé à 193 essais nucléaires sur les archipels de la Polynésie française entre 1966 et 1996 et lorsque les derniers membres du Centre français d’essais nucléaires dans le Pacifique ont quitté les îles en 2000, l’atoll Hao, ancien siège social du Bureau de contrôle du site d’Essais Nucléaires a été littéralement «plongé dans l’obscurité» puisque l’alimentation de l’île en électricité s’est brusquement arrêtée avec le départ des soldats français [4].
Dans le cas du Kazakhstan, le site n’a pas été complètement abandonné. Plus de cinquante mille personnes y vivent encore et utilisent activement le polygone comme un espace de pâturage. Les sites miniers sont encore en activité pour l’extraction de cuivre, de charbon, de sel et de manganèse qui demeurent encore aujourd’hui les principaux piliers du marché du travail dans la région. Les produits de l’élevage local sont sans scrupule transportés pour être vendus dans tout le pays. Au premier abord, il pourrait même apparaître que le passé nucléaire n’a aucun impact sur la vie quotidienne et le développement économique de la région de Semipalatinsk. Seulement, le fait est que malgré la surveillance régulière de l’environnement qui s’effectue dans la zone, selon les autorités kazakhes, le niveau de rayonnement dans les centres de population n’est pas contrôlé et les denrées alimentaires ne sont pas soumises à des tests complémentaires, contrairement à d’autres régions du pays. Pourtant, dans la région de Semipalatinsk, tous les voyants sont au rouge : le taux de personnes atteintes du cancer, d’anémie et de maladies cardiovasculaires à l’intérieur des frontières de l’ancien polygone est presque deux fois plus élevé par rapport au reste du Kazakhstan.

Une préoccupation à résonnance internationale
Cette faille dans la surveillance de l’environnement effectuée par l’OIE (Organisation mondiale de la Santé Animale) [5] rend difficile l’analyse et ne permet pas réellement de savoir si ces maladies sont dues à une exposition antérieure aux rayonnements, si elles sont principalement causées par des rayonnements résiduels ou si la mortalité élevée est due à d’autres facteurs sans rapport avec le rayonnement.
Par ailleurs, l’attitude de la population locale face aux problèmes de radioprotection concernant sa propre santé rend la situation encore plus ambiguë. Paradoxalement, la plupart des résidents considèrent qu’ils se sont adaptés au travail et à l’entretien ménager dans des conditions de rayonnement. Les habitants évitent consciemment de reconnaître être victimes d’une catastrophe environnementale et ne veulent pas abandonner leur mode de vie actuel [6].
La situation se révèle en effet d’autant plus étrange, car selon les statistiques, malgré des problèmes évidents et des lacunes dans le système de radioprotection et de surveillance de l’environnement, on ne constate pas, depuis la fin des années 1990 de dépeuplement ou de diminution démographique dans la zone de l’ancien site d’essais nucléaires. Fukushima est un contre-exemple où, malgré un vaste programme de réhabilitation, seulement 10 % de la population évacuée est retournée dans la ville en mars 2021. La population totale de la préfecture de Fukushima avait également diminué de 10 pour cents, en raison de la « radiophobie » (la peur de la nourriture produite à Fukushima) et l’autrefois prospère et vaste port d’Ukedo était presque devenu une « ville fantôme » [7].
Radiophobie – sécurité ou paranoïa ?
Ce phénomène de radiophobie consiste en la marginalisation dans la conscience sociale de certains territoires, du fait de la fréquentation des lieux mais aussi des personnes ayant vécu sur ces lieux, considérés comme des dangers permanents. Ce phénomène constitue un problème récurrent pour les anciens habitants du polygones. La réinstallation de la population d’un ancien site d’essai sur d’autres territoires est rendue difficile et n’est souvent pas envisagée, car les populations déjà vulnérables risquent d’être plus ostracisées et rejetées dans leurs nouvelles villes ou communes. De plus, une éventuelle réinstallation ou un déplacement est perçu comme un processus douloureux par les populations elles-mêmes, rimant avec rupture des liens intergénérationnels et sociaux. Ainsi, dans le cas de Semipalatinsk, pour la population locale, la seule solution reste la légalisation de l’activité économique sur le territoire du polygone et son inclusion dans l’économie nationale du Kazakhstan.
Aujourd’hui, seules quelques parties de l’ancien site d’essais de Semipalatinsk sont surveillées et protégées (interdites d’entrée), à savoir le complexe d’essais dans les montagnes du Degelen, le site de réacteurs de recherche « Baikal – 1 » [8] et le réacteur « IGR ». Sur d’autres sites potentiellement dangereux tels que le « Champ expérimental », où des essais atmosphériques ont été effectués, le site de Balapan et la zone « Atomic Lake » (également connue sous le nom d’Atom Kul ou Chagan) avec des niveaux de rayonnement pourtant élevés, aucune installation garantissant la sécurité radioactive n’a été établie. Selon les activistes luttant pour une dénucléarisation de la zone, il serait nécessaire de mettre en place une série de mesures éducatives pour la population locale dans le domaine de la radioprotection, ainsi qu’un élargissement du champ de la surveillance environnementale, qui devrait couvrir à la fois les centres de population et les denrées alimentaires locales. Les activistes, soutenus par les associations non gouvernementales locales, militent également pour l’installation de systèmes spécifiques pour prévenir la contamination des eaux souterraines par des substances radioactives, un système pour le moment inexistant.
Ainsi, afin d’éviter une catastrophe humaine comme la catastrophe de Bhopal en Inde, il paraît aujourd’hui nécessaire de trouver au Kazakhstan un équilibre entre les besoins de développement économique régional et les intérêts en matière de sécurité. Des accusations particulièrement vives continuent d’être portées contre la société pétrolière « Karajyr », qui est engagée dans le développement de la houille potentiellement radioactive sur le gisement du même nom à proximité du polygone. En même temps, le désir de sécurité ne doit pas conduire au phénomène de radiophobie, qui entraverait sérieusement le développement de l’économie locale et dégraderait la bonne intégration sociale de la population.

Y a-t-il un avenir économique pour la région de Semipalatinsk ?
En plus d’attirer les investissements des sociétés minières, le niveau de vie de la population des sites d’enfouissement s’est amélioré. Ainsi, en juillet 2021, les députés du Machilis (chambre basse du parlement) du Kazakhstan ont soumis un projet de loi [9] portant sur la création d’une zone de sûreté nucléaire sur le territoire du polygone: un projet qui devrait renforcer considérablement le régime de protection des territoires particulièrement pollués. En outre, en juin 2021, le premier centre de médecine nucléaire au Kazakhstan [10] a ouvert ses portes dans la ville de Semey.
En août 2021, le site d’essai de Semipalatinsk a fêté ses trente ans de fermeture. Cependant, la région est encore loin d’avoir soigné ses plaies et il est encore tôt pour parler d’une pleine renaissance écologique et économique du territoire. Le bilan reste alors mitigé. Finalement, malgré un grand nombre d’inquiétudes et de préoccupations (et pas toujours celles des populations locales), la région de Semipalatinsk peut déjà être considérée comme l’un des rares exemples réussis de la transformation d’une installation militaire en un territoire de développement économique pacifique.
Compte tenu des réserves d’uranium du Kazakhstan, à savoir la deuxième place au monde et compte tenu également de la volonté des autorités kazakhs de réduire la part du charbon dans la production d’électricité, qui se situe actuellement autour de 70 %, on serait amenés à croire que le pays est loin de vouloir abandonner les recherches en matière nucléaire civile.
[1] Maria KOSKINA, « Танец со взрывом. Чему нас может научить антиядерное движение Невада-Семипалатинск, » Ecosphere, 11 mars 2021. https://ecosphere.press/2021/03/11/tanecz-so-vzryvom-chemu-nas-mozhet-nauchit-antiyadernoe-dvizhenie-nevada-semipalatinsk/
[2] « National Nuclear Center of the Republic of Kazakhstan, » https://www.nnc.kz/en/setup/nnc.html
[3] Alexander WOLTERS, « Kazakhstan et Kirghizistan : entre conformité et résistance, » Alternatives Sud, vol. 19-2012 / 193.
[4] Sara MEJLVANG MØLLER, « Caught between a nuclear past and a fish farm future, » Danish Institute for International Studies, 20 November 2020.
[5] Bernard VALLAT, « Rapport de Mission, » OIE, 16-19 avril 2008. https://www.oie.int/app/uploads/2021/03/kazakhstan-avril-08.pdf
[6] Magdalena STAWKOWSKI, « « I Am a Radioactive Mutant »: Emergent Biological Subjectivities at Kazakhstan’s Semipalatinsk Nuclear Test Site, » Journal of the American Ethnological Society, Vol. 43, № 1, February 2016, pp. 145-157.
[7] Isabel REYNOLDS, « Ghost Towns of Fukushima Remain Empty After Decade-Long Rebuild, » Bloomberg, 10 March 2021.
[8] Magdalena STAWTOWSKI, « Forgotten Ground Zeros. Local Populations Exposed to Radiation from Former Nuclear Test Sites, » DIIS, Policy Brief, April 2020.
[9] Tamara VAAL, « Зону ядерной безопасности создадут на Семипалатинском полигоне, » Vlast, 10 June 2021. https://vlast.kz/novosti/45360-zonu-adernoj-bezopasnosti-sozdadut-na-semipalatinskom-poligone.html
[10] Ekaterina GULYAEVA, « ПЕРВЫЙ КАЗАХСТАНСКИЙ ЦЕНТР ЯДЕРНОЙ МЕДИЦИНЫ: КОГО ЗДЕСЬ БУДУТ ЛЕЧИТЬ И КАК?, » Vox Populi, 23 June 2021. https://voxpopuli.kz/pervyj-kazahstanskij-czentr-yadernoj-medicziny-kogo-zdes-budut-lechit-i-kak/
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