L’Association des Jeunes Internationalistes publie un article rédigé par Eleanor Hepburn, étudiante du Master en Relations Internationales à l’Université Paris II Panthéon-Assas & Sorbonne Université.
On compte actuellement seulement 21 femmes étant chefs d’Etats ou de gouvernement, et 119 pays n’ont jamais eu de femme comme chef d’état, comme par exemple les États-Unis. Au rythme actuel, la parité dans les plus hautes sphères de décisions du pouvoir ne sera pas atteinte avant 130 ans. Les femmes sont certes présentes au niveau international mais sont souvent sous-représentées d’un point de vue pratique en termes de position et de représentation. Il n’existe pas seulement un phénomène dans la pratique mais aussi dans les théories écrites. Dans une liste de lecture classique pour les étudiants en relations internationales du monde entier, les noms masculins dominent. Les hommes sont généralement les auteurs des ouvrages clés de la théorie des relations internationales, donc nous pouvons nous demander où les femmes sont-elles ? Les femmes écrivent bien-sûr sur les relations internationales et participent activement à toute échelle, mais nous devons nous demander pourquoi nous ne les voyons pas ou n’en entendons pas parler dans la plupart des études qui sont dans le courant dominant.
Nous devons donc nous interroger sur les résistances ou les évolutions ayant eu lieu pour modifier ce phénomène dans l’étude des relations internationales, mais aussi dans la pratique. Cet article va considérer, dans un premier temps, les femmes dans la théorie des relations internationales en tant qu’auteurs et en tant que sujets de l’étude. Dans un deuxième temps, nous nous pencherons sur les femmes dans l’économie internationale et notamment les effets de la mondialisation sur les rôles des femmes dans l’économie et le commerce internationaux. Dans un troisième temps, nous nous intéresserons aux femmes dans la politique internationale et les relations internationales plus globalement. Tout au long de cet article, nous nous interrogerons sur la question d’où sont les femmes et sur l’importance d’une perspective du genre quand on pense aux relations internationales de nos jours.
Les femmes dans la théorie
Les théories féministes des relations internationales ou les théories avec une perspective “engendrée” sont devenues plus populaires et plus répandues. Après les années 1980 et surtout à la fin de la guerre froide, nous pouvons constater l’apparition de nouvelles approches pour comprendre le monde et les femmes et les hommes ont commencé à se poser des questions sur le genre et son rôle dans les relations internationales. Ce positionnement limité des femmes trouve ainsi ses origines dans une inégalité structurelle profondément enracinée. Cynthia Enloe, professeure à l’Université californienne de Berkeley décrit dans son livre Bananas, Beaches and Bases, publié en 2000, plusieurs exemples des rôles occupés par les femmes dans la politique et l’économie internationale. Pour Enloe, cette subordination est ancrée avant tout dans les postcolonial studies, ce qu’elle démontre en soulignant les divers rôles des femmes dans l’économie politique internationale et l’industrie du tourisme. Par ailleurs, Enloe s’est jointe à d’autres chercheurs et analystes afin d’étudier l’impact économique des femmes dans le vaste réseau de trafic de femmes, notamment à des fins sexuelles et esclavagistes. Son argument postule que les femmes sont présentes à toute échelle de toute analyse internationale.
Ce faisant, elle déplore la superficialité de la majeure partie des études relatives à la présence des femmes dans la politique internationale. Enloe se concentre sur les questions fondamentales des relations internationales telles que la guerre, le militarisme et la sécurité – et sur la façon dont elles dépendent toutes des structures de genre. Elle distingue l’homme guerrier de l’autre femme – et indique que pour donner un sens féministe à la politique internationale, il faut exercer une véritable curiosité sur la vie de chacune des femmes. Elle souligne que ces rôles que jouent les femmes sont souvent sous-évalués et ne sont donc pas présents dans la conception extérieure de la politique internationale – des hommes issus de l’élite et une très petite quantité de femmes issues de l’élite déterminent le destin des nations.
Pour Enloe, il ne s’agit pas seulement de dire qu’il n’y a pas assez de femmes à des postes de haut niveau ou de direction, mais plutôt qu’il y a beaucoup de femmes présentes dans la politique internationale, mais pas dans les rôles publics. Cependant, Enloe nous rappelle qu’”une femme qui est victime n’est pas sans esprit”. Il est essentiel pour cette enquête féministe éclairée sur les relations internationales inégales que nous ne créions pas une dichotomie fausse et paresseuse entre la “victime prétendument stupide et l’acteur prétendument puissant” – pour comprendre pleinement comment le genre fonctionne en politique internationale, nous devons rendre visibles toutes les formes de pouvoir, même celles qui ne sont pas traditionnellement publiques ou “puissantes”. Ces études ont été remises en perspective par d’autres, comme Gillian Youngs qui souligne pourquoi l’apparition des relations internationales en tant que sphère d’influence masculine ne semble pas poser de problème dans la plupart des perspectives dominantes ; elle s’attache à parler de la façon dont nous devons examiner les notions de masculinité elles-mêmes, qui se reflètent dans la politique et donc dans les cadres et structures qui sont créés en conséquence. Il y a ensuite des questions sur le caractère naturellement accepté de l’abondance des hommes dans la théorie et la pratique des relations internationales.

Les femmes dans l’économie internationale et le commerce international
Nous devons également prendre en considération le genre et ses rôles dans l’économie internationale. D’abord, nous devrons considérer la division du travail selon le sexe. Par exemple, la main-d’œuvre féminine est beaucoup moins chère, en particulier dans le textile et l’électronique et les femmes sont traditionnellement regroupées dans des emplois peu rémunérés. Dans un deuxième temps, d’énormes différences de statut socio-économique se retrouvent chez les femmes : par exemple, les femmes effectuent également beaucoup plus de travail non rémunéré que les hommes – ce qui est bien sûr invisible dans les analyses économiques et donc sous-représenté et sous-estimé. Finalement, les situations post-conflit aggravent les inégalités économiques entre les sexes, ce qui rend les femmes plus vulnérables à la violence. Comme pour les causes économiques, dans les scénarios post-conflit, les hommes peuvent se sentir émasculés, ce qui entraîne des violences envers les femmes. Par exemple, dans le Timor oriental post-conflit, “la violence au sein de la famille est devenue un moyen pour les hommes de réaffirmer leur pouvoir domestique”.
L’étude de la mondialisation et du genre a mis en évidence les diverses façons dont la restructuration mondiale a un impact sur les inégalités entre les hommes et les femmes, ainsi qu’entre les hommes et les femmes dans les pays développés et en développement. Il est bien établi que les femmes sont parmi les plus touchées par le système commercial intégré au niveau mondial, celui-ci incarnant une caractéristique déterminante de la mondialisation néolibérale. La théorie dominante sur le commerce incite à penser que les femmes des pays du Sud pourraient tirer profit de la libéralisation des échanges : les femmes se retrouvant surtout dans les emplois non qualifiés dans les pays en développement, la libéralisation des échanges devrait rehausser leurs salaires par rapport à ceux des hommes. Le commerce international sert des intérêts spécifiques et il est régi par l’effort qui vise à créer et à maintenir un avantage compétitif absolu. Les femmes sont incorporées dans les systèmes de production globale en tant qu’ouvrières ou salariées en sous-traitance dans de petits ateliers ou à domicile. Les femmes des pays du Sud qui font l’expérience de la libéralisation des échanges marchands connaissent aussi bien la création que la perte d’emplois.
L’emploi féminin peut certes être favorisé dans l’ensemble mais il peut également être menacé par la mise en concurrence résultant de la libéralisation des échanges. Au Sri Lanka, les employées de petites entreprises tournées vers le marché intérieur perdent fréquemment leur emploi à cause de la libéralisation des importations. Cynthia Enloe, dans son ouvrage, souligne qu’en 2012, le Bangladesh est devenu le deuxième exportateur de vêtements dans le monde après la Chine. Elle évoque que le moment où l’usine Tazreen Fashions a pris feu au Bangladesh en 2012 comme venant montrer l’importance du genre. Pour Enloe, il est primordial de rendre les femmes visibles afin de donner une approche équilibrée à la politique économique internationale, qui jusqu’à présent rend la main-d’œuvre féminine bon marché. En prenant l’exemple de Levi Jeans, Enloe évoque que la formule féminisée et racialisée de l’entreprise montre que, même quand les vêtements sont fabriqués dans les usines domestiques, ce sont souvent les femmes racialisées qui font le travail à un prix très bas. Elle utilise l’exemple de l’entreprise britannique Marks and Spencer en arguant que “la politique sexuelle et raciale de l’immigration post-impériale est tissée dans les chemises de Marks and Spencer”. En 2020, ce phénomène ne s’améliore guère, la police locale ayant découvert qu’une entreprise de vêtements britanniques très populaire emploie des femmes, majoritairement immigrantes et payées moins que le salaire minimum dans ses usines à Leicester. Nous pouvons donc voir l’importance d’une grille d’analyse intersectionnelle en analysant le commerce international aujourd’hui, par exemple en faisant la relation entre l’industrie de fast fashion et le Covid-19.
Les études féministes de l’économie continuent par la suite à se développer notamment à la fin des années 1980. C’est ainsi qu’en 1988, Marilyn Waring, politicienne néo-zélandaise, met au point pour la première fois les contours d’une approche économique féministe. Dans son ouvrage If women counted: A new feminist economics, elle critique le système des comptabilités nationales, dont la représentation schématique et quantifiée de l’activité économique d’un pays. Son travail est une introduction à l’étude économique, aux pratiques et aux suppositions sous-jacentes à l’économie. Par ailleurs, elle explique que les tâches ménagères des femmes ainsi que les soins proférés par les infirmières aux jeunes, aux malades et aux personnes âgées sont automatiquement exclus de la valeur dans la théorie économique. À titre d’exemple, elle cite le système de comptabilité nationale des Nations Unies qui vise à déterminer la balance entre paiements et besoins en prêts à l’aune de guerres. Sa principale critique à l’égard de cette comptabilisation onusienne est de critiquer le fait que ni le travail non rémunéré, effectué principalement par les femmes à la maison, ni les apports naturels de l’environnement ne sont valorisés en tant que mesures tangibles de l’activité économique et productrice. Elle se montre ainsi particulièrement critique à l’égard du système de comptabilité nationale des Nations Unies (UNSNA) qui officialise la pratique des gouvernements à cet égard. Elle va même jusqu’à dire que, “lorsque vous recherchez les outils les plus vicieux de la colonisation, ceux qui peuvent anéantir une culture et une nation, une tribu ou le système de valeurs d’un peuple, alors classez l’UNSNA parmi ces outils”. Ainsi, selon son étude, l’inégalité entre les hommes et les femmes est à l’origine de graves lacunes dans la manière dont les tendances économiques sont évaluées.

Les femmes dans la politique internationale : Guerre, paix et sécurité et la politique étrangère
Dans un troisième temps, nous devons ensuite voir quelle est la place des femmes dans ce dialogue de guerre, de paix et de sécurité qui sont des domaines souvent considérés comme étant dominés par les hommes. De 1990 à 2017, les femmes représentaient 2 % des médiateurs, 8 % des négociateurs et 5 % des témoins et signataires dans les principaux processus de paix. En outre, il est clair que souvent dans la guerre, ce sont les femmes qui sont les plus affectées de manière disproportionnée dans les conflits. La notion de conflict related violence et le viol comme arme de guerre ont été abordés dans la résolution du Conseil de Sécurité 1820, ainsi que la notion que les garçons seront les hommes dans le contexte de la guerre. Cette perception de la déconnexion entre la guerre et la violence engendrée a été difficile à distinguer jusqu’à très récemment. Pour lutter contre ce phénomène, les ONG internationales ont pris position, qu’il est possible de qualifier d’approche générique. Il y a l’argument selon lequel, lorsque ces résolutions, notamment aux Nations Unies, ont été adoptées, le fait qu’il y ait eu un manque de représentation féminine dans la salle signifiait qu’il y avait souvent des malentendus et des compréhensions erronées du problème dans les résolutions.
Les quatre idées clés des résolutions sont la prévention, la protection, la participation et l’aide à la réhabilitation. La première résolution 1325 a été adoptée en 2000. Les principaux aspects de la résolution 1325 sont de “transformer radicalement les conceptions conventionnelles de la paix et de la sécurité, en faisant entrer dans le domaine les expériences et les points de vue des femmes”. La résolution a également appelé à une augmentation du nombre de femmes dans le maintien et la consolidation de la paix et a donné des arguments en faveur des femmes soldats pour la paix. Avant tout, la résolution a été symbolique, ces résolutions signifient que les États membres de l’ONU ont dû élaborer un “plan d’action national” visant à réduire la violence sexuelle dans les conflits, à accroître la participation des femmes à la consolidation de la paix et à jouer un rôle plus important dans le maintien de la paix.
En outre, des critiques ont été formulées selon lesquelles la violence à l’égard des femmes n’est pas inhérente à la guerre, mais à la société en général. Une théorie appelée le continuum de la violence, développée par un certain nombre d’universitaires des relations internationales, examine l’idée que les femmes peuvent comprendre que la vie quotidienne est violente, et que la violence présente dans la guerre est en fait un continuum de violence auquel les femmes sont confrontées quotidiennement. Ils mettent la question en parallèle avec les niveaux de violence domestique dans le monde et interrogent sur la question centrale de savoir si la société en général est vraiment pacifique. Ils indiquent que chaque jour, des centaines de milliers de personnes, dont la majorité sont des femmes, subissent des violences au sein de leur foyer et donc même si aucune guerre n’avait lieu et que le monde entier avait cessé d’être enflammé par des conflits au sens traditionnel du terme, nous pourrions nous demander si cela ne signifie pas que le monde est intrinsèquement violent.
Du point de vue de la politique nationale, nous pouvons observer quelques tentatives d’inclure une perspective féministe dans la politique étrangère. De cette manière, des pays comme le Canada essayent de profiter de ces accords pour poursuivre une nouvelle approche féministe de leur commerce international et leur politique étrangère. Celle-ci tient compte des questions de genre et se base en partie sur sa politique féministe d’aide internationale, en vertu de laquelle les projets de développement doivent désormais satisfaire à des exigences d’équité entre les hommes et les femmes pour obtenir de l’argent canadien. Cela pourrait signifier l’imposition de sanctions sur les importations en provenance de pays ou de secteurs où les femmes sont confrontées à des obstacles juridiques particulièrement flagrants empêchant l’égalité de participation à la vie active. Les objectifs exigent que le service extérieur contribue à la pleine participation des femmes et des filles dans la jouissance des droits de l’homme, à l’absence de violence physique, psychologique et sexuelle, à la participation à la prévention et au règlement des conflits, ainsi qu’à la consolidation de la paix après les conflits ; à la participation et à l’influence politiques dans tous les domaines de la société, les droits économiques et l’autonomisation, et la santé et les droits sexuels et reproductifs. Il s’agit de vastes objectifs pour répondre aux grands défis, couvrir l’agenda mondial et jouer sur toute la gamme des outils de politique étrangère en jeu.
Conclusion
Les méthodes ou les approches sexospécifiques des relations internationales ont souvent été considérées comme “non scientifiques, perturbatrices ou folles”, mais quelle est la nécessité d’inclure une perspective de genre dans l’étude des relations internationales ? Il est clair qu’il existe de nombreuses approches différentes pour appliquer une optique de genre aux relations internationales – pour voir s’il s’agit d’un élément ou d’un fondement pour comprendre les relations internationales. Il est pertinent de rappeler que les questions qui ont été soulevées sont fondamentales pour comprendre le monde, mais l’étude elle-même – comme nous l’avons vu – est si vaste et couvre tant d’éléments, qu’appliquer ces différentes optiques à la théorie des relations internationales et remettre en question le statu quo établi avec des optiques et des critiques sexospécifiques est efficace pour comprendre le tableau général. Si nous revenons à la question essentielle de savoir “où sont les femmes”, il est donc impossible de considérer les relations internationales sans optique féministe. Nous pouvons pleinement observer que les femmes sont partout dans l’étude des relations internationales et dans la pratique quotidienne où elles jouent un grand nombre de rôles importants, même si non valorisés. En prenant les grands thèmes menés tout au long de cette étude, nous souhaitons démontrer les raisons pour lesquelles une étude impliquant le genre au sein des relations internationales est primordiale. Une base théorique pour comprendre la position des femmes en l’espèce est donc cruciale. Ce d’autant plus qu’elle permet de comprendre que les femmes et les expériences des femmes sont différentes dans le monde, ce qui témoigne des inégalités structurelles désavantageant les femmes dans les relations internationales. Les femmes sont présentes dans toute étude des relations internationales. Même si les grandes théories qui encadrent les relations internationales sont dominées par les hommes, cela ne revient pas à dire que les femmes n’ont pas fait une contribution immense dans l’étude des relations internationales.
Bibliographie :
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Enloe, Cynthia, Bananas, Beaches and Bases: making feminist sense of international politics, (California, University of California Press, 1990).
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Hannah, Erin, Roberts, Adrienne, Trommer, Silke, ‘Towards a feminist global trade politics’, Globalizations, (2020), pp. 1-17.
ONU Femmes, ‘Facts and Figures: What we do’ en ligne: https://www.unwomen.org/en/what-we-do/leadership-and-political-participation/facts-and-figures
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The Guardian, ‘Boohoo knew of Leicester factory failings says report’, en ligne: https://www.theguardian.com/business/2020/sep/25/boohoo-report-reveals-factory-fire-risk-among-supply-chain-failings
The New York Times, ‘What do Sweden and Mexico have in common? A feminist foreign policy’, 21.07.20, en ligne: https://www.nytimes.com/2020/07/21/us/sweden-feminist-foreign-policy.html
Waring, Marilyn, If women counted: a new feminist economics, (New York, Harper & Row, 1988)
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