L’Association des Jeunes internationalistes publie un article de Nordine Drici, consultant spécialisé sur la question des droits humains et Président de l’association Planète Réfugiés-Droits de l’Homme.

Pays charnière entre l’Afrique et le Proche-Orient, véritable mosaïque de peuples, d’ethnies, de langues et de traditions variées, le Soudan, devenu indépendant le 1er janvier 1956, vit probablement en 2020 l’une de ses années les plus périlleuses et les plus incertaines sur le plan politique. L’illustration de cette fragilité politique se retrouve dans la tentative d’assassinat du Premier ministre du gouvernement de transition, Abdallah Hamdok, en plein Khartoum, le 9 mars 2020. Un premier ministre qui doit, en parallèle avec un Conseil souverain de transition[1] nommé le 17 juillet 2019, composer avec les réalités d’un jeu politique complexe au Soudan, et alors même que des chantiers politiques et économiques colossaux sont à relever.
Sur le plan interne, imbroglio politique, poursuite de la marginalisation des périphéries et de la violation de droits fondamentaux
La vie politique du Soudan a été marquée depuis le début de son histoire contemporaine par des mouvements socio-politiques, en particulier à partir de 2009 avec l’émergence du mouvement « Gerefna » (« on en a marre » en arabe soudanais), puis en 2012, 2013, 2016, avec des répressions sanglantes à plusieurs reprises, et depuis décembre 2018 avec les émeutes déclenchées par le triplement du prix du pain. Jusqu’au 11 avril 2019, date de renversement du président Omar al-Bachir (1989-2019), l’échiquier politique du Soudan était pleinement occupé par le parti présidentiel, le Parti du Congrès, et ses affidés, avec une mainmise quasi totale dont bon nombre de partis ou de mouvements politiques ont fait les frais.
Si, au début de l’année 2020, l’espace de la société civile s’est légèrement ouvert[2], avec notamment une part importante des femmes soudanaises dans les mouvements de contestation, il n’en reste pas moins que les fondamentaux et la « grammaire » du politique au Soudan reste la même : l’armée, même si elle occupe la moitié des postes au sein du Conseil souverain de transition, contrôle dans les faits les rênes du pouvoir, tant sur le plan national que sur le plan international. Au-delà de son rôle d’économiste international et de technicien, le Premier ministre Abdallah Hamdok, ancien ministre des finances, originaire d’une des tribus arabes du Kordofan, a dû mal à s’imposer face aux caciques de l’ancien régime, toujours en place, à l’instar du Général Abdelfattah al-Bourhan, ancien Inspecteur général de l’armée, ancien attaché de défense de l’Ambassade du Soudan en Chine, et président actuel du Conseil souverain de transition.
Car les défis politiques et économiques à relever pour le gouvernement soudanais sont nombreux :
- Une inflation galopante (plus de 70 %), un manque de débouchés sur le marché du travail, alors que 36 % de la population soudanaise vit dans la pauvreté, et qu’un Soudanais sur quatre vit en dessous du seuil d’extrême pauvreté, malgré un potentiel économique à exploiter du fait d’une jeunesse éduquée et entreprenariale. Ceci d’autant plus que certains revenus en lien avec les industries extractives (or du Jebel Amer notamment, au nord Darfour) échappent aux canaux officiels de recouvrement des bénéfices…
- Un manque de renouvellement majeur de la classe politique soudanaise, malgré certaines évolutions positives, et la nomination d’une femme copte au sein du Conseil souverain de transition, une première, alors que le puissant Service de sécurité et de renseignement (NISS), alors garde rapprochée d’Omar al-Bachir et instrument de répression politique, veille toujours à circonscrire autant que possible l’ampleur des contestations politiques et sociales, tout en cherchant à préserver ses acquis économiques et son poids au sein du secteur privé soudanais.
- Le manque de règlement des marginalisations et des asymétries en termes de représentation et de développement économique dans les zones de contentieux territoriaux qui demeurent encore nombreuses depuis l’indépendance du Soudan du Sud en juillet 2011 (contentieux sur le sud Kordofan, district d’Abiey, Nil Bleu, velléités de plus grande autonomie des Béja et du Eastern Front), alors qu’historiquement, les investissements au Soudan ont été majoritairement réalisés dans le « Triangle utile » pour le régime (Dongola, Sinnar, Al-Obeid, avec construction de routes, usines, grands projets…).
- L’attente de la mise en oeuvre du travail de la commission d’enquêtes en charge d’établir les faits sur le massacre de manifestants et sur d’autres violences perpétrées le 6 juin 2019 à Khartoum, violences qui ont présidées au fait que l’Union africaine suspende la qualité de membre du Soudan à cette organisation régionale panafricaine.
- Le règlement de la crise du Darfour, du sud Kordofan et du Nil Bleu, règlement toujours au point mort malgré les négociations en cours entre le gouvernement soudanais et les mouvements d’opposition des États du Darfour, du sud Kordofan et du Nil Bleu, qui retarde d’autant la formation d’une Assemblée législative et la nomination de gouverneurs civils. En miroir, sur le terrain, les violations majeures au droit international humanitaire et au droit international des droits de l’Homme persistent, tout comme les difficultés de l’accès à l’aide humanitaire, en particulier dans le Darfour occidental, où suite à des affrontements en janvier 2020, plus de 11 000 ressortissants soudanais ont dû fuir la région d’Al-Jeneina et traverser à la frontière tchadienne pour y trouver refuge[3].
Sur le plan régional, un équilibre difficile à tenir du fait de contentieux stratégiques historiques variés
Pays de 1,8 millions de km2, le Soudan doit gérer de façon simultanée les relations bilatérales avec sept voisins avec qui ils partagent des frontières communes. Le Soudan du Sud, tout d’abord, frère ennemi, en butte à des luttes intestines du pouvoir en particulier entre les ethnies les plus influentes (Nuer, Dinka, Shilluk). Le Soudan du Sud reste un pays stratégique pour le Soudan, en particulier sur le plan de l’exploitation pétrolière, puisqu’une grande partie des puits pétroliers se trouvent sur le territoire du Soudan du sud qui, de son côté, n’a pas les infrastructures nécessaires pour l’exporter, l’exportation du brut soudanais étant réalisé vers la mer Rouge via Port Soudan.
Autres contentieux entre le Soudan et le Soudan du Sud, le règlement de la question d’Abiey, zone riche en pétrole revendiquée par les deux Soudan et sur laquelle il n’y a pas d’accord entre les deux États[4], ou encore la question des conditions restrictives de l’obtention de la nationalité soudanaise pour les Soudanais du sud qui ont choisi, avant ou après le referendum d’auto-détermination de janvier 2011, de résider au Soudan : la loi sur la nationalité de 1994 du Soudan ne prévoit pas la possibilité de jouir des deux nationalités (soudanaise et soudanaise du sud). Pour être éligible à la nationalité soudanaise, il faut prouver cinq à dix ans de résidence au Soudan, et avoir la preuve d’un emploi légal, alors que la majorité des 870 000 Soudanais du Sud qui vivent au Soudan occupent des emplois informels.
Les relations bilatérales avec l’Égypte se concentrent sur deux questions : si la question de l’établissement des responsabilités de l’attentat perpétré contre le président égyptien Hosni Moubarak en 1995 à Addis Abeba (le Soudan étant accusé d’être impliqué dans cet attentat) ne semble plus en tête de l’agenda des priorités du dialogue égypto-soudanais, celle de l’accès à l’eau du Nil reste un point d’attention majeur entre les deux pays : l’accord conclu en 1959 concédait à l’Égypte et au Soudan 90 % du débit annuel du fleuve (66 % pour l’Egypte, 22 % pour le Soudan), mais également un droit de veto sur tous les projets amont. C’est sans compter les investissements de l’Éthiopie, avec son projet hydraulique de Grand barrage de la Renaissance, qui estime également avoir un droit historique sur une partie du Nil, le Nil Bleu, situé en territoire éthiopien, fournissant plus de 70 % du débit annuel du Nil.
Les relations entre le Soudan et deux autres pays voisins, la Libye et le Tchad, sont fonctions du soutien apporté aux différents groupes d’opposition et de milices opposées au gouvernement central des différents États. En 2008, le Soudan avait accusé le régime tchadien d’Idriss Déby d’avoir soutenu des groupes d’opposition darfouri au régime d’Omar al-Béchir, et d’avoir facilité leur attaque sur Oum Dourman et Khartoum en mai 2008. De son côté, le régime tchadien avait accusé le Soudan d’abriter des mouvements armés opposés à Idriss Déby, et d’avoir facilité depuis le Darfour occidental l’attaque de ces groupes sur N’Djamena en janvier/février 2008. De son côté, la Libye a joué le rôle de refuge de certains groupes armés d’opposition darfouri (Mouvement justice et égalité (MJE), Mouvement de Libération du Soudan-Section Minni Minawi (SLA-MM).
Concernant la Libye et le Yémen, le régime soudanais éprouve quelques difficultés pour contenir la gestion de certains « électrons libres » sur le plan militaire, à l’instar du Général Mohammad Hamdan Dagalo, dit Hemetti, Chef des Forces de Soutien Rapide (RSF, héritiers des « diables à cheval », les janjawid), ancien conseiller sécurité du gouverneur du Sud Darfour (2009-2011), à la tête de l’entreprise Al-Junaid for Roads and Bridges et parent de l’actuel ministre tchadien de la Défense. Mohammad Hamdan Dagalo occupe la fonction de Vice-Président du Conseil souverain de transition. Selon les sources disponibles, il est à la tête de plusieurs dizaines de milliers de combattants présents au Soudan, mais également actifs dans des théâtres d’opération extérieures, telles qu’en Libye ou au Yémen. Un État dans l’État, et donc un partenaire dangereux pour le pouvoir actuel, susceptible de remettre en cause sa fragile stabilité.
Sur le plan international, à quand la fin des sanctions économiques internationales ?
Sur le plan international, les voies et stratégies politiques ne semblent pas toujours concorder au sein de l’exécutif soudanais. Si aujourd’hui l’alliance avec l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis ne semblent pas remise en cause, surtout depuis la rupture des relations diplomatiques entre le Soudan et l’Iran en 2016 qui a vu sceller cette alliance, le Soudan cherche également à diversifier ses partenaires sur le plan économique (poursuite du partenariat stratégique avec la Chine, premier partenaire commercial du Soudan, relations avec le Qatar et la Turquie, en miroir du degré de rapprochement avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis), sur le plan politique (rôle dans la tentative de sortie de crise en République centrafricaine via la signature d’un accord en février 2019), et sur le plan militaire (Russie, via la compagnie privée de sécurité Wagner, qui forme des militaires soudanais).
Une concurrence interne entre le gouvernement intérimaire et le Conseil souverain de transition semble à l’œuvre, comme le montre la rencontre entre Abdelfattah al-Bourhan et le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou en février 2020 en Ouganda, dans le but de commencer à normaliser les relations entre les deux pays. Cette visite n’a pas été vue d’un bon œil par Aballah Hamdok, estimant que les agissements du Président du Conseil de souverain de transitiondépassaient le cadre des fonctions octroyées par son mandat.
Au-delà de la question du rétablissement des relations bilatérales, le Conseil souverain de transition et le gouvernement intérimaire se trouvent dans une course contre la montre pour obtenir le retrait du Soudan de la liste des États soutenant le terrorisme, le Soudan se trouvant sur cette liste depuis 1993. Le rétablissement des relations entre le Soudan et Israël pourrait clairement faire pencher la balance en faveur de ce retrait, et en faveur de l’arrêt total des sanctions américaines imposées depuis 1997, même si elles ont été en partie levées en 2017. Dernier élément en date : la nomination d’un ambassadeur soudanais aux États-Unis, le 5 mai 2020, une première depuis 1997 (la représentation diplomatique soudanaise aux Etats-Unis n’avait alors jamais dépassé le niveau d’un chargé d’affaires). Une décision de bon augure dans le cadre de la normalisation des relations bilatérales entre le Soudan et les États-Unis.
Dernière question internationale sur laquelle les divergences de vue sont nombreuses : la remise d’Omar al-Bachir à la Cour pénale internationale (CPI), suite aux mandats d’arrêts émis par la CPI en 2009 et 2010 pour crime de guerre, crimes de génocide et crimes contre l’humanité. Fin mars 2020, le Conseil militaire s’est résolument exprimé contre ce transfert dans la presse soudanaise, alors que le positionnement d’Abdelfattah Al-Bourhan semble plus mitigé. Fin février, le ministre de la culture et de l’Information se déclarait, quant à lui, favorable à ce transfert.
Conclusion
Alors que la crise du COVID-19 commence également à toucher le Soudan (22 décès, principalement à Khartoum, à la date du 23 avril 2020), le gouvernement soudanais doit gérer à la fois un processus de transition, le règlement de contentieux politiques et territoriaux et des conflits continus dans ses marges (Darfour), alors que la création d’une nouvelle mission internationale des Nations unies est attendue pour le 31 mai 2020, en remplacement de l’actuelle mission hybride des Nations unies et de l’Union africaine, la MINUAD, déployée depuis 2007.
Si l’histoire politique contemporaine du Soudan se lit au travers de ses personnalités, telles que Djaafar al-Nemeiry, Omar Al-Bachir, Hassan al-Tourabi, Sadeq Al-Mahdi, Abdelfattah al-Bourhan, Mohammad Hamdan Dagalo, elle se lit donc principalement par le prisme d’une dynastie de militaires. Et si le salut du Soudan venait de la force de ce mouvement de contestation socio-politique sans équivalent dans le pays, et de la société civile ? Au-delà de 2020, c’est la résilience politique du Soudan qui le dira, et, avant tout, la place des civils dans la transition politique et économique, au terme de ce processus qui devrait déboucher, après 39 mois de transition à l’automne 2022 sur des élections. 2020 : une année, en définitive, de tous les dangers.
Nordine Drici
[1] Constitué en juillet 2019, le Conseil souverain de transition est composé de 11 membres (cinq militaires, cinq civils, ainsi qu’une personnalité qui fasse consensus entre les civils et les militaires).
[2] Le Soudan occupe la 159ème place au classement sur la liberté de la presse au Soudan en 2020, alors qu’il était 175ème en 2019.
[3] ONU Info, « Les violences au Darfour forcent des milliers de personnes à fuir vers le Tchad, selon le HCR », 28 janvier 2020, https://news.un.org/fr/story/2020/01/1060632
[4] Dans l’attente d’un accord entre le Soudan et le Soudan du sud, la Force intérimaire de Sécurité des Nations unies pour Abiey (FISNUA, Résolution 1990 du 27 juin 2011) exerce les fonctions de gouvernance, de maintien de l’ordre et de facilitation de l’aide humanitaire sur la zone (4 000 militaires et civils).
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